Gilles Pétel interroge l’actualité avec philosophie. Les semaines passent et les problèmes demeurent. « Le monde n’est qu’une branloire pérenne » notait Montaigne dans les Essais…
Ce 21 mars Nicolas Sarkozy a été mis en examen pour « corruption passive, financement illégal de campagne électoral et recel de détournements de fonds publics » (il s’agit de l’argent public libyen), rappelle Le Monde dans son édition du 23 mars. L’ancien président a été placé sous contrôle judiciaire après une garde à vue de 48 heures. Il a interdiction de se rendre dans certains pays et d’entrer en contact avec plusieurs protagonistes de l’affaire.
Cette affaire, quelle qu’en soit l’issue, apparaît déjà, par ses multiples rebondissements, « sublime, forcément sublime » pour reprendre les mots célèbres de Marguerite Duras à propos de Christine Villemin. C’est que cette affaire a tout d’une tragédie shakespearienne. Elle met en scène des personnalités hautes en couleur, elle comprend des morts, elle se déroule sur des scènes nombreuses et variées, Paris, Tripoli, Londres, l’île Moustique. Nous ne sommes pas dans le théâtre de Racine. Enfin cette affaire est une histoire de pouvoir, comment l’acquérir et comment le conserver. Aussi bien cette affaire, malgré les multiples éléments plus que troublants qu’elle comporte, se perdra dans les sables. Je parlerai alors de comédie. Mais la distance qui sépare le tragique du comique est souvent bien courte.
Dans la pièce qui porte son nom, lady Macbeth révèle le fond de l’affaire en parlant dans son sommeil :
« Pourquoi redouter qu’on le sache, quand nul ne peut demander compte à notre puissance ? » (traduction Maurice Maeterlinck).
Nous sommes au début de l’acte V. Les armées anglaises se pressent devant le château de Dunsinane où vivent Macbeth et son épouse. La fin est proche et lady Macbeth ne se doute pas qu’elle invoque un peu tard l’impunité que confère le pouvoir absolu.
Après la victoire de François Hollande aux élections présidentielles de 2012, l’entourage de Nicolas Sarkozy montre des signes d’inquiétude. Le renseignement français que dirigeait Bernard Squarcini n’est plus aux ordres. La justice peut reprendre la main. Médiapart lance une première alerte. Dans un texto de septembre 2013, Rachida Dati, ancienne ministre de la Justice, menace Brice Hortefeux de « dénoncer l’argent liquide » qu’il aurait perçu pour organiser des rendez-vous auprès de Sarkozy lorsqu’il était président » de même que « les relations tout aussi liquides qu’il a eues avec Takieddine » (Le Monde du 23 mars).
Ce que montre Shakespeare, c’est à la fois la puissance et la fragilité du pouvoir politique quand il est acquis de façon violente.
Traditionnellement les philosophes distinguent deux façons d’acquérir ce pouvoir, par la force et par le droit. La première est injuste et inaugure le règne de la tyrannie, seule la seconde est légitime. Il existe sans doute plusieurs façons de fonder le pouvoir en droit. Nos démocraties ont pour leur part retenu le suffrage universel. Le peuple choisit lui-même son représentant. Mais la voix du peuple est-elle toujours transparente ? Ne peut-on acheter une élection, faisant alors basculer le droit dans la force ? C’est la question qu’invite à se poser l’affaire Sarkozy s’il est prouvé que des fonds publics libyens ont servi à financer la campagne présidentielle de 2007.
La tragédie de Macbeth appartient à cette catégorie de récits que Clément Rosset appelle « oraculaires ». La pièce débute en effet par un ensemble de prédictions faites par trois sorcières : Macbeth deviendra thane de Cawdor puis roi. Il sera cependant un roi sans descendance. De retour au palais, on lui apprend qu’il vient d’être nommé thane de Cawdor. Mais sera-t-il roi lui-même ? Et par quels moyens ? Macbeth, d’abord fidèle sujet, vaillant soldat, conscient de la valeur de son roi, se voit contraint par son désir de domination de se retourner, presque à contre cœur, contre lui.
La conquête du pouvoir est souvent une histoire de rivalités, de jalousie et de complots entre celui qui possède le pouvoir et celui qui désire s’en emparer. L’histoire de la Ve République abonde en exemple de ces rivalités plus ou moins feutrées. Valéry Giscard d’Estaing et Jacques Chirac, ce dernier et Nicolas Sarkozy. Ou encore Sarkozy et Fillon, sans parler de Ségolène Royal contre laquelle presque tout le parti socialiste s’était dressé.
L’acte II de Macbeth voit la réalisation de la seconde prédiction : Macbeth assassine le roi et prend sa place. À peine ce meurtre « contre nature » commis, il est la proie d’hallucinations. Il entend des voix et perd le sommeil :
« Macbeth assassine le sommeil… Macbeth ne dormira plus. »
La possession du pouvoir transforme l’homme et le jette hors de ses limites ordinaires. Elle en fait positivement un monstre.
Les deux prédictions réalisées, que peut-il arriver de nouveau ?
L’acte III a pour objet de démentir l’oracle alors que les deux premiers étaient consacrés à sa réalisation. Macbeth n’est pas le seul à qui les sorcières ont prédit un brillant avenir. Banquo, son compagnon fidèle, aura pour sa part une descendance de rois sans être roi lui-même. Après le meurtre, Banquo soupçonne donc logiquement Macbeth d’en être l’auteur. Il devient alors doublement gênant pour ce dernier, parce qu’il connaît la prophétie et parce qu’il a lui-même des prétentions au trône. Sans hésiter, Macbeth le fait assassiner par deux de ses sbires. Hélas son fils Fléance échappe aux lames de ses agresseurs et parvient à s’enfuir. Si Macbeth est dorénavant certain du silence de son unique témoin, il n’a pu en revanche déjouer l’oracle : Banquo laisse derrière lui un fils.
Ce qu’on peut appeler au choix l’affaire Sarkozy ou l’affaire libyenne pour ne pas encore parler d’une affaire d’État commence, grosso modo, avec la visite en grande pompe à Paris de Kadhafi en 2007. Ce dernier est pourtant depuis l’attentat de Lockerbie en 1988 un homme peu fréquentable. Il a de plus été impliqué dans le financement de plusieurs groupes terroristes. Mais le président de la République fraîchement élu ne s’en émeut guère et déclare qu’il « faut parler avec tout le monde » (Le Monde du 23 mars). La suite des relations que vont ensuite entretenir les autorités françaises avec le pouvoir libyen passe réellement l’entendement. Des ministres de premier plan (Brice Hortefeux, Claude Guéant) vont se rendre à Tripoli, des intermédiaires douteux (Ziad Takieddine, Ahmed Djouhri, surnommé Monsieur Alexandre) interviennent au plus haut niveau afin de faciliter ces relations, quelques morts enfin pimentent une histoire déjà bien salée ! En 2012, l’ancien ministre libyen du pétrole, Choukri Ghanem, est retrouvé mort noyé dans le Danube.
Quand éclate la guerre civile en Libye, l’État français se trouve dans une sale position. L’amitié ostentatoire de Sarkozy pour le colonel Kadhafi place la France du mauvais côté. Dans une volte-face éblouissante, elle décide de s’allier aux forces de résistance regroupées sous le nom de Conseil National de Transition et se retourne contre son ancien allié. Aidée par les États-Unis et la Grande-Bretagne, elle bombarde Benghazi au moment où Kadhafi tente de reprendre la ville avec ses troupes. Le colonel est tué peu de temps après dans des conditions qui demeurent mystérieuses.
Las, le père avait un fils, Seïf Al-Islam, qui traite alors Nicolas Sarkozy de « clown » et affirme que ce dernier a bien reçu de l’argent de son père pour financer sa campagne de 2007. L’Élysée dément.
C’est en essayant de contrer l’oracle que Macbeth en précipite la réalisation. Les actes IV et V montrent comment celui-ci court à sa perte. Inquiet, tourmenté, insomniaque, il demande à nouveau aux sorcières de l’éclairer sur son destin. Il apprend qu’il vivra tant que la forêt de Birnam ne marchera pas sur Dunsinane et que seul un homme « qui n’est pas né d’une mère » parviendra à le tuer. Il doit également se méfier de Macduff et du thane de Fife. Tenaillé par le désir de conserver le pouvoir à tout prix et par la peur qui ne cesse de grandir en lui, Macbeth fait assassiner l’épouse et le fils de Macduff.
En 2012, un homme avait appris à Michel Scarbonchi, cousin de Squarcini, que le fils d’un diplomate libyen possédait des « enregistrements » réalisés en Libye où l’on entendait clairement Nicolas Sarkozy parler de fortes sommes. Mais le contact meurt, lui aussi mystérieusement, peu de temps après. Béchir Saleh, le directeur du cabinet de Kadhafi, après avoir d’abord été exfiltré par la France au moment de la guerre civile et logé royalement à Paris puis en Corse, part chercher refuge en Afrique du Sud. Le mois dernier, alors qu’il se trouve en voiture, des hommes tentent de l’assassiner.
À l’acte V Macbeth qui a perdu son épouse voit avec terreur la forêt de Birnam marcher sur Dunsinane. Macduff, né avant terme, parvient jusqu’à Macbeth et lui tranche la tête.
Comparaison n’est pas raison, dit-on. Rousseau pourtant, dans son Discours sur l’origine de l’inégalité, fait de la comparaison le nerf de toute réflexion : c’est par elle que commence la connaissance. En faisant rentrer l’histoire qui se déroule sous nos yeux dans la trame du drame élisabéthain, j’ai voulu rappeler la folie qui accompagne souvent la possession du pouvoir. Nos institutions, en séparant les pouvoirs, sont précisément censées empêcher la manifestation de cette démesure.
Mais si les faits reprochés à Nicolas Sarkozy étaient avérés, il faudrait alors également s’interroger sur la solidité de nos institutions qui n’ont pu prévenir ni encore sanctionner une telle dérive de la République. Par ricochet, ou par comparaison encore, on peut s’interroger sur la campagne de Donald Trump, homme d’affaire richissime. Je suggérais dans une de mes chroniques consacrée à l’affaire Weinstein comment celui-ci avait probablement été « victime » de sa puissance, elle aussi financière. Ces trois comparaisons me conduisent enfin à me demander si Marx n’avait pas raison en constatant que les régimes politiques qualifiés de républicains n’étaient la plupart du temps que des « ploutocraties » : des régimes où l’argent fait les rois.
Après avoir appris la mort de son épouse, Macbeth laisse libre cours à sa mélancolie dans une tirade trop célèbre et trop belle pour ne pas conclure avec elle :
« La vie n’est qu’une ombre qui passe, un pauvre histrion qui se pavane et s’échauffe une heure sur la scène et puis qu’on n’entend plus… une histoire contée par un idiot, pleine de fureur et de bruit et qui ne veut rien dire. »
Gilles Pétel
La branloire pérenne
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