Des ordonnances littéraires destinées à des patients choisis en toute liberté et qui n’ont en commun que le fait de n’avoir rien demandé.
Nous délaissons cette semaine la cohorte pléthorique de nos patient⋅e⋅s politiques pour traiter en urgence le cas d’une simple civile – nous avons prêté serment, nous traiterons même les sans-dents. Notre malade de la semaine n’en reste pas moins une sommité puisqu’il s’agit, pardonnez du peu, de Madame Bovary, que nous avons eu le plaisir de voir se présenter au service.
Le bilan clinique général de notre patiente ne présente en lui-même aucun caractère de gravité. La Madame Bovary d’aujourd’hui est née et vit dans une autre Normandie. Une région septentrionale, nécessairement. Là où tout est bicolore. Non pas noir et blanc, ce qui aurait encore l’avantage de conférer à la vie le charme désuet des meilleurs Godard. Non, ici, ce sont des dégradés de marron et de gris qui s’étendent jusqu’à l’horizon, jamais très lointain. Les gris du ciel fondent souvent sur les terres. Terres sur lesquelles débordent des eaux brunâtres, figeant les paysages et les destins dans une boue dont notre patiente peine à s’extraire (nous rappelons ici néanmoins les vertus de la matière pour l’entretien de l’épiderme).
La Madame Bovary d’aujourd’hui est mariée, à son cousin, comme la Grande Christine, pas celle de Suède, celle des Yvelines. Ses parents sont instituteurs. Elle est également enseignante, on n’échappe pas comme ça à son héritage. Elle a deux belles petites filles, deux beaux gros chiens, une belle maison à la campagne, le crédit qui va avec, un peu de mauvais cholestérol, bref, tout ce que la vie a à offrir. Elle a 40 ans, évidemment. De temps à autre, elle trompe l’ennui et son cousin de mari avec le cousin de son mari et parfois avec un ami de son cousin de mari qui est aussi un ami du cousin de son mari et le mari de sa meilleure amie. Chez Madame Bovary, on aime la généalogie et on salit son linge en famille.
Notre patiente présente des symptômes nets : elle a souvent des angoisses. Elle se sent oppressée, à l’étroit dans une existence moyenne. Elle est belle mais voudrait être plus belle encore. Elle est intelligente, mais voudrait être brillante. Elle regrette souvent d’avoir épousé un homme qu’elle se surprend à ne pas considérer à sa hauteur. Elle n’a pas la maternité heureuse, ses filles n’ont jamais été une évidence, elle a même dû se forcer pour les aimer un peu. Il faut dire que ses parents ne lui ont pas montré l’exemple. Avec eux aussi, les relations sont difficiles, elle en longtemps parlé avec son Quelqu’un. Alors souvent, elle rêve à l’Amérique, comme Joe Dassin. Elle fait semblant de croire qu’en partant, elle laissera la boue derrière elle. Elle s’en veut jusque dans ses fantaisies, elle aimerait avoir des envies d’ailleurs plus marginales. En réalité, elle aimerait être plus engagée, au moins à la mesure de ses discours, elle voudrait pouvoir se reposer sur ses convictions. Elle en souffre également dans son métier. Elle aimerait être une pasionaria de la plus noble institution de la République. Elle aimerait en dénoncer les dérives, le lent sabordage, s’élever contre son dévoiement. Mais elle en est un petit soldat modèle, elle n’y peut rien, elle ne peut pas s’empêcher d’être elle-même.
Un temps, elle s’accroche aux autres. À celles et ceux qui apportent un petit souffle dans sa vie, à celles et ceux sur qui elle projette ses envies, qu’elle s’interdit de pousser jusqu’aux jalousies. Puis elle se referme, telle une huître récalcitrante. De tout ce qui l’agite, elle ne dit rien, jamais, chez elle, on a l’esprit taiseux de la petite bourgeoisie provinciale. Alors elle maintient le cap et la posture, elle aimerait bien pouvoir faire autrement, mais le regard des autres lui colle au corps comme la boue de sa terre natale.
Devant ce tableau clinique impressionniste, nous avons immédiatement diagnostiqué le mal dont souffre notre patiente : une forte carence en courage.
Nous prescrivons ainsi à notre patiente Le Bruit du monde, de Stéphanie Chaillou (éditions Noir sur Blanc, mars 2018), un traitement en dose unique à prendre d’une traite. La gélule romanesque est composée de l’histoire fragmentaire de « Marie-Hélène Coulanges, dite Marilène […] née à Pouzauges », qui passe son enfance à Brigneau. Sans qu’elle ne le comprenne tout de suite, elle grandit dans la pauvreté, qui colle à ses parents et qui la marquera elle aussi. Le principal effet secondaire pour notre patiente sera dans un premier temps de se trouver des traits communs avec celle qui enfant n’a « pas de joie dans la tête. Pas de peine non plus. Rien que de la blancheur », de celle des champs qui l’entourent. Marilène est bonne élève et sur les conseils de ses professeurs, entre en classe préparatoire dans une ville moyenne, mais interrompt sa scolarité pour suivre des études de philosophie à l’université. Elle épouse ensuite Michel, « une oie, un être ridicule, sans grandeur », et s’installe avec lui dans un petit village où elle devient institutrice. En somme, elle subit elle aussi une vie qu’elle n’a pas choisie. Seulement, Marilène finit par se demander « comment [il est] possible que des choses se passent et que nul n’en soit témoin » et qui « pourra être [s]on témoin » à elle.
Un jour, elle craque, va suivre une cure thermale dans les Pyrénées pour se reposer et décide à son retour de faire en sorte qu’il se passe enfin quelque chose et que les gens puissent en témoigner. Elle divorce de Michel et démissionne de son poste d’institutrice, « quitte des rêves qui ne sont pas les siens » tout en apercevant « la possibilité d’abandonner l’histoire de la famille Coulanges » et de « refuser [son] héritage », c’est-à-dire la pauvreté et la vie à laquelle elle a longtemps cru que celle-ci la condamnait. Sa nouvelle vie n’a rien de spectaculaire, mais lui permet de rompre le silence dans lequel elle pensait juste de s’enfermer. Dans sa nouvelle vie, exceptionnelle parce que née de ses choix, Marilène écrit, s’écrit. L’écriture lui « ouvre une possibilité rare. Se donner une existence. S’inventer une existence. Attester de son existence en l’inventant ».
Pour cela, il lui a fallu du courage, à Marilène. Le courage, même d’apparence si anodine, d’affronter sa peur « que le désir la tue », de « vouloir trop fort ». Et cette peur, Marilène ne savait pas si elle lui était venue « à cause de sa lecture de Madame Bovary ou à cause de son père ».
Cette dose de courage concentrée devrait ainsi permettre à notre Madame Bovary des temps modernes de compenser son déficit et de pouvoir être un peu heureuse par choix, parce qu’elle le mérite.
Katell Brestic
Ordonnances littéraires
Stéphanie Chaillou, Le Bruit du monde, éditions Noir sur Blanc, 2018
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