Pour comprendre l’écrivain, un peu, environné de ses accessoires préférés, il faut remonter le fil jusqu’au temps où il « n’avait jamais rien dit ». Revenir au temps de l’incubation. Car le style de Céline, c’est une entreprise familiale, un travail d’équipe. Si on enlève l’histoire, même celle des Juifs ou de l’errance de Bardamu, le style de Bagatelles pour un massacre ou de L’École des cadavres, c’est celui du Voyage, un style au service de l’idéologie hérésiologique, qu’il avait entendu dans la bouche de son père, Ferdinand éponyme, qui se piquait de savoir lire, c’est le fils qui le dit, tous les jours au passage Choiseul, où toute la famille se gavait des nouilles préparées par la mère dentellière, Marguerite, une brave femme, qui avait du style elle aussi. Si on croise le fil de l’histoire anti-juive du père et celui de la mère dentellière sur le métier du fils, le beau Louis-Ferdinand, fils unique, alias Céline, comme la grand-mère, une signature de famille, en ligne directe, on obtient une histoire cousue de fil blanc. Céline fut baptisé antisémite, avec cette eau lustrale et ménagère qu’on fait mijoter dans les foyers subchrétiens, pour relever la religion du père. Subchrétiens, entendez par là enfouis dans le sable de la religion, du structurel qui vient du tréfonds, des bas-fonds de la nativité. Ça sent la couche et la grotte, puis, le jour venu, la rédemption : « J’ai mis ma peau sur la table – dit le vieux Céline –, parce que la vraie inspiratrice c’est la mort, n’est-ce pas… Si vous ne mettez pas votre peau sur la table, vous n’avez rien. Il faut payer ! » Si ce n’est pas de la théologie du rachat, qu’est-ce que c’est ? La page est une pierre tombale : « Ci-gît l’auteur », encore une de ses bonnes formules. Vient, toujours face à la caméra, l’inventaire des valeurs, des vraies valeurs d’ascète : le travail d’abord, Descartes et la méthode ensuite ! Ça dit le christianisme archétypal, et la prédestination, presque le Beruf luthérien… Enfant, on ne se prononce pas, on ne dit jamais rien, mais ça revient avec l’âge de raison, surtout si tout le monde baigne dans la même liturgie nationale, on devient pratiquant.
Cela dans une période, 1937 et séquence, où il ne risquait pas la riposte, ni des intéressés ni de la justice vacante, bien garanti qu’on ne viendrait pas le chercher, au contraire. La France, une bonne partie au moins, en meute était comme lui, antisémite décomplexée et hardie, jusque dans les salons idoines au Palais Berlitz, Le Juif et la France ! Fallait voir la réclame, l’affiche et le slogan ! Tout le monde a son mot pour le Juif en ce temps-là. Bernanos, Claudel, Jouhandeau, Morand, Montherlant, et j’en passe, et de meilleurs, Maurras, Brasillach… Céline, encore grisé des promesses du Voyage, se croit plus fort que les autres. Vous en voulez de l’anti-juif, je vais vous en donner ! On renonce à échantillonner la formule célinienne sur le sujet. Un vrai filon. Qu’on ouvre n’importe quel pamphlet, comme les portes d’un grand magasin, il n’y a qu’à se servir. Gide pensait qu’il exagérait. Faut goûter l’euphémisme… Alors, les Céliniens veulent faire le distinguo entre les pamphlets, simples objets littéraires, et la collaboration dans laquelle l’auteur ne se serait jamais compromis. Mais le déni ne résiste pas aux archives. On peut retrouver sa collaboration avec les torchons collaborationnistes (Au Pilori, Je suis partout…), où il rappelle régulièrement sa feuille de route pour en finir avec le Juif. Délateur, Céline l’a été, sur simple délit de faciès juif ou, se piquant d’onomastique pour débusquer les patronymes supposés juifs, pour faire virer le docteur Mackiewicz, par exemple, ou parce qu’il lorgnait sur le poste du dispensaire municipal de Bezons tenu par le docteur Hogarth, un Juif encore, qui n’était pas Juif. Les saloperies du grand inquisiteur célinien ne manquent pas, jusqu’à l’opéra, où il repère le « petit Youpin Serge Lifar », danseur étoile, qui non plus n’était pas Juif, mais Céline aimait trop les ballerines pour ne pas être vigilant sur la profession. Dénonciateur assassin, il l’a été sans équivoque, joignant le geste à la parole.
Sans faire de hiérarchie dans l’ignominie, on pense surtout à Robert Desnos, qui aura l’audace de dénoncer Les Beaux Draps et ses « colères [qui] sentent le bistro ». Desnos, la « petite ordure rituelle – lui répond le père Céline – Que ne publie-t-il, M. Desnos, sa photo grandeur nature face et profil, à la fin de tous ses articles ! La nature signe toutes ses œuvres – “Desnos”, cela ne veut rien dire. » En 1941, ça devait faire froid dans le dos, ça chlinguait déjà le camp de Theresienstadt d’où Desnos ne reviendra pas. Quelle assurance le beau Céline, même face au capitaine de l’état-major de l’armée allemande à Paris, Ernst Jünger, qu’il rencontre lors d’un pince-fesses de l’Institut allemand, et à qui il dit sa surprise de ne pas encore voir les Allemands exterminer tous les Juifs, « quartier par quartier, maison par maison ». Même Jünger, dans son carnet de campagne, est un tantinet gêné de tant de zèle. Propos réitéré à l’identique auprès du chef de la Propagandastaffel, Gerhard Heller, qui les rapporte. Non, Céline pendant la guerre, c’est pas joli joli.
L’auteur de Bagatelles ne se borne pas à prendre position dans l’antisémitisme consensuel, il réclame des actes, un programme d’hygiène nationale. Et puisqu’il est plus grand écrivain que médecin, il se charge d’administrer la médiacation littéraire qui convient. Il l’avait annoncé, d’ailleurs, à la même Lola : la lâcheté, ça s’assume ! Un pur génie littéraire, un salaud des lettres, qui esquinte la langue, si complaisante jusque-là, un beau salaud syntagmatique, que du style, du style à pointer à la Kommandantur, ce qui n’est pas incompatible, tout le monde des lettres le dit, avec une vraie sensibilité miséricordieuse, comme Jésus le Nazôréen – ou Nazaréen, il y a discussion. Oui, empathique des pauvres gens, qu’il rasait gratis dans son cabinet médical, paraît-il. Cet homme-là, qui aimait les animaux, auxquels il dédicace Rigodon, ne faisait pas de mal à une mouche. Estropié de la der des ders, médaillé et démobilisé écœuré du fracas militaire, il ne voulait plus de ça, plus jamais ça ! Et il sait même ce qu’il faudrait faire pour se préserver de la guerre :
« Les États fascistes ne veulent pas de la guerre. Ils n’ont rien à gagner dans une guerre. Tout à perdre. Si la paix pouvait encore durer trois ou quatre ans, tous les États d’Europe tourneraient fascistes, tout simplement, spontanément. Pourquoi ? Parce que des États fascistes réalisent sous nos yeux, entre Aryens, sans or, sans Juifs, sans francs-maçons, le fameux programme socialiste, dont les youtres et les communistes ont toujours plein la gueule et ne réalisent jamais. »
Ça, c’est de la pensée politique ! Du pacifisme in solido qui doit prédisposer tous les Aryens de bon aloi à la collaboration. Visionnaire le Céline ? Oui, mais pas trop.
L’excès célinesque n’est pas seulement dans la diatribe elle-même, dans l’imprécation antiyoutre, dans l’exécration du Juif, prototype d’une humanité ratée, ordure ontologique, ni dans l’administration de la preuve de sa nuisibilité métaphysique et usurière. De ce point de vue, rien de nouveau sous l’astre blême de l’antisémitisme, rien de nouveau sous le soleil glauque qui découpe les ombres de la misère sociale quand sourd la rumeur des guerres, civiles ou dirigées contre l’ennemi d’en face… Céline surpasse tous les autres d’un point de vue quantitatif, cumulatif. Les listes à la Prévert sont loin de la poétique du chantre Céline avec ses pinces à linge. Ça part illico dans le tombereau, le déversoir de pourritures, l’éructation du maldisant, du facteur de malédictions authentiques, l’imprécateur logorrhéique, en veux-tu en voilà, et pour le dire au plus juste, le saisissement violent du syndrome de La Tourette. Les propos d’un compulsif, qui dégobille dans un tonneau sans fond, du submersif, rien à voir avec le subversif, mêlant ordures et religion :
« Hurrah ! Hurrah ! Vivent toutes les crèves ! Vivent les supplices ! Les abattoirs aux pleins pouvoirs ! Juifs encore ! Juifs partout ! Juifs au ciel ! comme sur la terre ! Amen ! Amen ! Bordel de Dieu ! Nom de Dieu ! Hosanna ! Vive Te Deum ! Pomme ! Sacrifices ! Merde ! Péritoine ! À genoux ! Chiasse ! Croix de notre mère ! Vive l’entrepôt des viandes ferventes ! »
La Tourette, cliniquement aucun doute. Il ne s’agit pas de psychiatriser le grand auteur, Nerval tenant en laisse un homard vivant au bout d’un ruban bleu près du Palais Royal, Artaud en camisole de force, et d’autres ; la folie est un art, c’est le coût parfois de l’exception poétique. Mais il faut un autre regard pour produire une lecture politique un tant soit peu complexe des événements terribles qui montaient. Céline, qui paraît-il révolutionne la littérature, dévide d’un seul souffle l’eschatologie scatologique pour questionner les forces de l’époque qui s’entrechoquent. Faire Mea culpa de stalinisme, au retour d’URSS, pour établir une équation entre bolchevisme et juiverie, ça ne fait pas monter le bonhomme dans l’estime critique.
[À suivre…]
Charles Illouz
Littérature
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