Comment se servir de son art pour dire le monde ? Un écrivain et un cinéaste répondent à cette question de façon magistrale : Jean Hatzfeld et Joshua Oppenheimer.
Envoyé spécial de Libération au Rwanda juste après le génocide de 1994, Jean Hatzfeld ne sait pas encore que ce voyage sera le premier d’une longue série, et qu’il va changer sa vie. Venu en Indonésie réaliser un documentaire 2001 consacré aux ouvriers d’une plantation d’huile de palme qui voulaient créer un syndicat, Joshua Oppenheimer découvre à cette occasion comment, en 1965, des escadrons de la mort au service de la junte militaire tuèrent environ 1 million d’indonésiens, essentiellement des membres et des sympathisants du Parti Communiste, mais aussi d’autres groupes comme les athées, les hindouistes, certains musulmans modérés et de nombreux immigrés chinois.
De ce premier voyage au Rwanda de Jean Hatzfeld naîtra un livre Dans le nu de la vie : récits des marais rwandais, Prix France Culture en 2001, un livre qui entendait réparer son erreur de journaliste, lui qui, comme les autres, avait oublié un élément essentiel : le rescapé Tutsi. À ce jour, l’écrivain a consacré quatre autres livres au génocide rwandais, dont Une saison de machettes, qui recevra le prix Fémina essai, et La Stratégie des antilopes, prix Médicis. Un nouveau chapitre s’est ajouté à cette série : Un papa de sang, qui donne cette fois la parole aux adolescents rwandais, fils de victimes et fils de bourreaux, trop jeunes pour avoir connu le génocide, mais dont les traces sont pourtant très présentes dans leurs esprits.
Dans un premier film, The act of killing, Joshua Oppenheimer est allé à la rencontre des bourreaux du génocide indonésien. Ces derniers se sont livrés au cinéaste sans retenue, allant jusqu’à mimer les exactions qu’ils avaient commises 45 ans plus tôt, le plus souvent en riant, sûrs de leur impunité, et dans le déni d’une quelconque responsabilité morale. Pour The look of silence, qui vient de sortir en France, le cinéaste américain a centré son film autour d’Adi, médecin ophtalmologue, dont le frère aîné a été tué dans des circonstances particulièrement horribles. Les parents d’Adi, pour ne pas sombrer dans la folie de la douleur, ont conçu Adi, comme si ce nouveau-né pouvait réparer la mort de leur autre fils. Né après le drame, Adi en est aussi le fruit, et va aller à la rencontre des bourreaux de son frère, pour les interroger sur leur responsabilité.
Jean Hatzfed enregistre des heures et des heures d’entretiens, retranscrit le tout, et se livre à un travail de montage, de couture, semblable à celui de la russe Svetlana Alexievitch pour l’extraordinaire ouvrage publié en France chez Actes Sud La fin de l’homme rouge. Ce faisant, Hatzfeld publie des livres dont tous les termes ont été prononcés par ses interlocuteurs, offrant un récit issu au mot près d’un matériau protéiforme. Par un travail absolument littéraire, il donne forme à l’informe.
Joshua Oppenheimer, quant à lui, va suivre Adi dans sa quête, et nous montre, en champ / contre-champ, les rencontres entre cet homme et les bourreaux de son frère, qui sont tous dans un déni terrible et glaçant de leur faute. L’enjeu, purement cinématographique, est de savoir si le champ / contre-champ pourra être brisé, pour que la victime et le bourreau puissent enfin être dans le même cadre, dans la même image, dans la même vérité.
Jean Hatzfeld tout comme Joshua Oppenheimer traquent la vérité d’un événement puissamment refoulé, et la font advenir par un travail d’écrivain d’un côté, par un travail de cinéaste de l’autre.
Arnaud Laporte
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