Les dictionnaires font partie des outils que le traducteur fréquente assidûment. Chacun·e a son préféré, parfois ses préférés. Ce sont rarement des dictionnaires bilingues, dont la consultation n’est pas toujours édifiante. Quoique. À titre personnel, mon cœur balance, côté langue cible, entre le Trésor de la langue française dans sa version informatisée et le Dictionnaire électronique des synonymes du CRISCO (Centre de recherches inter-langues sur la signification en contexte, de l’Université de Caen). Côté langue source, la traîtresse est fidèle au dictionnaire de la Real Academia española : une sorte de version ibérique de notre dictionnaire de l’Académie française, mais en mieux [1].
La disponibilité d’une version électronique et en ligne de ces dictionnaires n’est pas étrangère à leur popularité. Plus maniable, plus légère que la version papier… soit. Mais, surtout, ces versions électroniques sont plus ouvertes aux actualisations requises par l’évolution de la langue et du monde.
Mise à jour
Le Diccionario de la Real Academia española, qui en 2014 publiait sa 23e édition, vient de mettre en ligne sa version 23.4, soit la mise à jour de l’année 2020. En effet, bien qu’une nouvelle édition du dictionnaire soit dans les tuyaux, « afin que le développement, forcément lent, de cette nouvelle édition, ne retarde pas l’inclusion de nouveaux mots et définitions ou la modification des mots qui y figurent déjà mais qui ont besoin d’être amendés, il a été décidé que des actualisations seraient mises en ligne chaque année ». Dont acte.
La liste des nouveaux mots offre une lecture passionnante. Sans rire. Elle est aussi, mais pas seulement, un témoin des temps qui courent. Pour preuve, on peut répertorier dans la cuvée 2020 des mots comme coronavirus, COVID (qu’on déclinera au masculin ou au féminin sans que les Ibères s’en offusquent, dixit l’Académie), COVID-19, confinamiento, cuarentenar (1. mettre en quarantaine, 2. être en quarantaine), cuarentenear (1. être en quarantaine, 2. mettre en quarantaine), videochat, videollamada, fascistoide, animalista, trol (pour les adeptes des réseaux sociaux) ou le verbe trolear qui lui correspond. Si l’on déplore l’apparition de certains termes, on se réjouira de leur inclusion dans le dictionnaire.
Intraduisible ?
Cette actualisation du dictionnaire recèle également des trésors de culture, d’agriculture et de gastronomie qui témoignent de l’un des enjeux de la traduction : l’intraduisible.
Faites-vous partie de ceux et celles à qui l’on a raconté que les Inuits ont des dizaines de mots à disposition pour désigner la neige ? [Attention, spoiler] En fait, c’est faux. Un mythe que Geoffrey Pullum balaie d’un revers de la main, comme un vulgaire hoax : « The fact is that the myth of the multiple words for snow is based on almost nothing at all. It is a kind of accidentally developed hoax perpetrated by the anthropological linguistics community on itself ». [2]
Bon, entre la neige qui tombe, la neige qui est tombée, la neige qui fond, etc, cela fait une dizaine de termes tout de même. Perec relativise :
Les Esquimaux, m’a-t-on affirmé, n’ont pas de nom générique pour désigner la glace ; ils ont plusieurs mots (j’ai oublié le nombre exact, mais je crois que c’est beaucoup, quelque chose comme une douzaine) qui désignent spécifiquement les divers aspects que prend l’eau entre son état tout à fait liquide et les diverses manifestations de sa plus ou moins intense congélation.
Il est difficile, évidemment, de trouver un exemple équivalent en français ; il se peut que les Esquimaux n’aient qu’un mot pour désigner l’espace qui sépare leurs igloos alors que nous en avons au moins, dans nos villes, sept (rue, avenue, boulevard, place, cours, impasse, venelle) et les Anglais au moins vingt (street, avenue, crescent, place, road, row, lane, mews, gardens, terrace, yard, square, circus, grove, court, greens, houses, gate, ground, way, drive, walk), mais nous avons tout de même un nom (« artère », par exemple) qui les englobe tous. De même, si nous parlons à un pâtissier de la cuisson du sucre, il nous répondra justement qu’il ne saurait nous comprendre si nous ne précisons pas le degré de cuisson voulu (filé, cassé, roulé, etc.), mais enfin le concept « cuisson du sucre » sera pour lui tout à fait établi.
(Georges Perec, Penser/Classer)
Un peu comme le café en Espagne : on identifie le concept, mais guère plus. On le commande court, long, serré, au lait (en précisant la température du lait, svp), « coupé », « taché » et j’en passe. Mais allez demander à un serveur de vous servir « un café »… Autant entrer dans une boulangerie en France pour acheter « du pain, s’il vous plaît ». Je me rappelle aussi avoir peiné à la lecture dans le texte du livre Os Sertões [3] du Brésilien Euclides da Cunha, armée de mon dictionnaire bilingue qui identifiait dans la plupart des mots qui m’étaient inconnus une « sorte de broussaille ».
Quel rapport, me direz-vous, avec la version actualisée du dictionnaire ? Eh bien, figurez-vous qu’on trouve dans la mise à jour de 2020 presque une dizaine de variétés d’olives : arbequina, cornicabra, empeltre, hojiblanca, lechín, manzanilla, picual, picudo, verdial.
Avec nos olives vertes et nos olives noires, on a l’air con.
Mais c’est aussi face à l’intraduisible que le traducteur, émancipé du dictionnaire, peut assumer une part de liberté.
Christilla Vasserot
0 commentaires