Après l’apnée des fêtes, les gilets jaunes descendent lentement en Une des journaux. Bon moment pour ouvrir ou rouvrir un livre paru il y a dix ans pile, Retour à Reims, de Didier Eribon. Ou aller au théâtre : la pièce adaptée du texte par Thomas Ostermeier va être jouée pour la première fois en France.
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De mémoire de modérateur, jamais un article du Monde n’avait suscité autant de commentaires. Plus de 1 100. C’était pourtant un article presque anodin, pris dans le flot des micros-ronds-points, des comptes rendus gilets jaunes. La journaliste Faustine Vincent, après avoir croisé sur les Champs-Élysées un jeune couple de gilets jaunes qui y montait chaque semaine depuis Sens, était allée les interroger sur leur budget mensuel, et ce découvert qui commence le 15 du mois. Arnaud et Jessica, donc, vingt-six ans, quatre enfants, un peu plus de deux mille euros de revenus aides sociales comprises, ce qui, selon les normes françaises, les situe tout près du seuil de pauvreté. Pas des as du forfait téléphonique, sûr. En toute candeur, Arnaud et Jessica détaillaient les factures qui grignotent tout, les augmentations de prix, mais aussi les désirs, modestes, qu’ils assouvissent parfois, le tour au McDo et les fringues de marques pour les gamins.
Ce fut un torrent, avec onde de choc Facebook et twitter, reprise dans Arrêt sur images où Schneidermann épinglait la « haine » qui traversait la majorité des commentaires. Économie domestique comme sortie d’un roman moraliste début XXe (voire Madame de Fleurville prodiguant des conseils à ses pauvres dans Les Petites Filles modèles) : les fringues de marques et puis quoi encore ? Au pire un malthusianisme féroce, avec noir pessimisme quant à l’avenir social des quatre enfants. Et, en fond, un rejet constant des manifestations du vulgaire. Arnaud et Jessica ont essuyé ce qu’autrefois on nommait mépris de classe. Et là-dessus, Didier Eribon en connaît un rayon.
À Muizon, il y a sûrement des ronds-points. Comme dans tous ces lotissements modestes entre campagne et faubourgs, même si les gilets jaunes ces dernières semaines, avaient établi leur camp sur le rond-point de Thilliers, de l’autre côté de la ville. « Je ne vins dans cette bourgade – comment désigner un tel endroit ? – et dans leur maisonnette qu’après que mon père l’eut quittée […]. Dès qu’il fut absent, il me devint possible d’entreprendre ce voyage ou plutôt ce processus de retour auquel je n’avais pu me résoudre auparavant. De retrouver “cette contrée de moi-même”, comme aurait dit Genet, un espace social que j’avais mis à distance, mais qui n’en constituait pas moins une part essentielle de mon être. Je vins voir ma mère. Ce fut le début d’une réconciliation avec elle. Ou, plus exactement, d’une réconciliation avec moi-même, avec toute une part de moi-même que j’avais refusée, rejetée, reniée. »
Didier Eribon, le fils absent, que l’on voit parfois à la télé, essayiste, conférencier à Harvard, finalement accepté par l’université française, l’une des figures de proue du mouvement homosexuel, au moment où il se décide enfin à aller à Muizon est une personne fracturée : gay revendiqué et courageux, intellectuel reconnu, et enfant de prolo honteux. Qui depuis des décennies tait, cache, élude son origine sociale. Tel est le point de départ de Retour à Reims. Et tel est le point de vue qui s’y développe, entre roman de formation et analyses sans concession (y compris envers lui-même), une écoute flottante et savante car fondée aussi sur les années d’enfance, d’adolescence, pas forcément tendre et néanmoins affective. Lucide bienveillance, et savoir. Ce n’est pas que le livre révèle des choses ignorées de tous (si l’on prête attention au monde) ; il les dit d’ailleurs.
Didier Eribon fut le premier, et le seul de sa fratrie, à poursuivre des études au-delà du socle obligatoire, 14 ans alors. Il écrit que son ressort intime, pour échapper au déterminisme social qui était le lot de tous ceux qui ne venaient pas de la bourgeoisie, orientations erratiques, auto-élimination du cursus, poids de la famille comme un lest, fut sans doute son homosexualité. Qui le fit partir vers la capitale, des rencontres, des lectures. Pas un mot sur l’école républicaine et pour cause : pour avoir trop bien connu la mécanique de reproduction sociale du dedans, rouage par rouage, il sait que le laisser-passer est exceptionnel, et limité.
Et comment le lycéen trotskyste, aux cheveux trop longs, qui écoutait d’autres musiques déjà, n’aurait-il pas eu envie de quitter ces lieux, où les tatas étaient mal vues, où le Parti communiste, cadre des luttes, structure ouvrant sur le savoir sinon la liberté de penser, partait en charpie, laissant place à l’invisibilité, la dépréciation de soi alors que père et mère s’usaient encore à l’usine ? On aurait aimé que le gamin monte juste un peu dans l’échelle sociale, petite classe moyenne, ou prof, même ; il prit le large. Des années d’apprentissage, des rencontres intellectuelles et affectives, Sartre, Foucault, Bourdieu, en se tenant aussi loin que possible du lieu d’origine.
Pendant ce temps-là, la famille a majoritairement opté Front national, recours contre l’âpreté sociale, la vie dure, les salaires faibles, les économies dérisoires d’une vie, et ce sentiment nouveau, né avec les crises et la gauche dite gestionnaire, d’inexistence absolue dans le paysage. Morte début 2018 (on peut lire ici le texte qu’il a alors publié dans les Inrocks), la mère de Didier Eribon, avec quelques années de moins, aurait pu rallier le rond-point de Thilliers. Elle aurait été de ceux qui méprisent les Arabes, parce qu’il n’y a plus qu’eux à mépriser, en dessous. Elle qui rêva un temps de cours et de savoir, et appuya tout de même ce fils qui « se croyait ». À Muizon, elle fut l’incertaine courroie de transmission de ce livre intimement politique.
La collection où fut publié Retour à Reims (et dirigée par Geoffroy de Lagasnerie) s’intitulait « à venir ». Bien vu. Dans ce roman d’apprentissage nourri de Bourdieu et Foucault (très belles pages sur l’un et l’autre), s’inscrivent des passages qui font directement écho aux gilets jaunes d’aujourd’hui, au silence de ce « peuple de peu » qui s’est rompu sur les ronds-points, mais aussi bien – il y a dix ans… – à ce syndicat des jaunes né à Montceau-les-Mines, hostile au grèves, syndicat toutefois, qui eut ensuite pour devise dans les années 20 « Travail, famille, patrie », un slogan plein d’avenir. Ni mépris, ni ravi de la crèche, souvent deux faces de la même ignorance. Celle qui accabla Arnaud et Jessica, coupables aux yeux de gens qui n’ont jamais entendu parler des gamins taxés de « cassoces » dans les cours d’école, de viser de trop belles fringues.
L’homme fracturé, qui parle à la fois du dedans et du dehors, qui retourne sur ses pas pour avancer, est peut-être ce qui, justement, a intéressé Thomas Ostermeier. Irène Jacob (qui succède à la merveilleuse Nina Hoss), en studio, commente des vidéos où Didier Eribon revisite ces lieux qu’il a fuis et retrouvés. Pas étonnant que la pièce ait d’abord été créée à Berlin, où l’Ouest triomphant ainsi pouvait entendre quelque chose de l’Est défait et gommé .
Dominique Conil
Livres Théâtre
Retour à Reims, de Didier Eribon, Fayard, coll. à venir, 2009, 18,30 €.
Retour à Reims, mise en scène de Thomas Ostermeier, au Théâtre de la ville (Espace Cardin, 1, avenue Gabriel, 75008 Paris), du 11 janvier au 16 février 2019. Tournée ensuite : Scène nationale d’Albi (21-22 février), Maison de la Culture d’Amiens (28 février-1er mars), Comédie de Reims (6-8 mars), TAP Poitiers-Scène nationale (14-15 mars), La Coursive-Scène nationale de La Rochelle (21-23 mars), MA avec Granit, Scènes nationales de Belfort et de Montbéliard (28-29 mars), Théâtre Vidy-Lausanne (5-7 avril, festival Programme commun), TANDEM Scène nationale de Douai (25-25 avril), Bonlieu Scène nationale d’Annecy (4-5 mai), La Comédie de Clermont-Ferrand – Scène nationale (14-16 mai), Apostrophe Scène nationale Cergy-Pontoise et Val d’Oise (22-23 mai).
On peut aussi lire l’entretien d’Édouard Louis dans le New Yorker à propos des gilets jaunes. En VO sans sous-titres.
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