Doggerland dure soixante siècles, vingt-deux ans et quarante-huit heures. Temps géologique et temps des amours humaines. Écriture de haute précision avec souffle poétique, aventure prométhéenne, rêverie insulaire : on embarque.
En l’espace de trois jours, trois informations, qui jamais ne font la Une. La fonte soudain accélérée de l’Antarctique, une video très regardée montrant une équipe d’ours blancs chassés de leur territoire par le réchauffement et s’en prenant à un village de Nouvelle-Zemble [1], un archipel russe de la mer de Barents, une scientifique alertant sur cette même mer de Barents, envahie par l’Atlantique. Petites nouvelles fragmentaires du cataclysme.
Et c’est sur un potentiel cataclysme que s’ouvre Doggerland. À Exeter, point névralgique de la météo anglaise, les fonctionnaires assistent, sidérés, à la naissance de la tempête Xaver. « Ils l’ont vue surgir au sud-est du Groenland, s’extraire de sa gangue en temps réel, au nez et à la barbe de modèles numériques de prévision dépassés par la rapidité et l’ampleur du phénomène. » Tous les services sont en alerte, le vent d’abord, la mer ensuite, on ne sait pas quel sera le trajet de Xaver, il y a de l’angoisse mais aussi de la fascination, les bas littoraux qui bordent la mer du Nord peuvent être submergés, ou pas, les plates-formes off shore évacuées tenir, ou pas. Ted Hamilton envoie un sms à sa sœur Margaret là-haut en Écosse. Elle ferait mieux de renoncer à prendre l’avion pour se rendre à un colloque en Norvège.
Margaret pourrait y retrouver Marc, son amoureux français d’autrefois, une histoire qui a pris brutalement fin dans un pub d’Aberdeen, vingt-deux ans plus tôt. Ils étaient déjà géologues tous deux, elle a choisi la recherche, et chaque jour remonte la rue, de Queen’s terrace vers son labo de l’université de St Andrews, l’une des plus anciennes de Grande-Bretagne. Loin d’Aberdeen, la ville du pétrole, celle qui compte le plus grand nombre de milliardaires après Londres, et dont les tarifs immobiliers suivent le cours du Brent [2].
Marc avait soudain choisi le pétrole, et sa vie, elle aussi, est faite de hauts et bas vertigineux – aventure, géologue au service du pétrole, partie prenante de la modernité prométhéenne. Challenges, paris technologiques, et parfois des ruptures, comme une faille profonde. Mais en ce XXIe siècle, ce qui apparaît d’abord comme une opposition frontale, la science désintéressée contre la rapacité des sociétés pétrolières, ne l’est pas tant que ça : c’est l’argent du pétrole qui finance les recherches au long cours des universités fauchées.
On ne sait pas si cet amour ancien, très géologique, faits de strates et de lent mouvement, se soldera par un évitement, une collision, une ligne de fracture. Sur fond de Xaver qui chahute les avions et déporte les voitures, Margaret et Marc avancent vers le colloque norvégien, avec visibilité moyenne.
Ce qui souffle de l’inlandsis
On ne sait pas, mais entre temps, on s’est épris. D’un nom, le Doggerland, d’un lieu englouti, sans mythe et sans légende, qui semble n’avoir laissé aucune trace dans la mémoire humaine. C’est l’objet des recherches de Margaret depuis vingt ans. Un temps, le Doggerland fut la terre qui relia ce qui deviendrait la Grande-Bretagne au continent (à quoi tient l’insularité ?), puis devint une île grande comme la Sicile, habitée à hauteur du mésolithique par des pêcheurs et cueilleurs qui vivaient sur les bords d’« un lac aussi vaste que le Léman, l’Outer silver Pit qui avait servi en d’autres temps de déversoir au glacier, s’étendait au sud ouest de l’île, bordé de roselières, de fines plages de sable et de pinèdes ». Il y a six mille ans, le Doggerland fut effacé de la carte, montée des eaux ou tsunami, mais il n’est pas si loin, et même en certains endroits, à seulement vingt mètres sous la mer du Nord. Margaret écume les retours de pêcheurs sur la côte est, qui parfois ramènent objets et arbres noyés du pays englouti. Elle fait passer aux paléontologues : « Je leur livre un lieu habitable, il me revient habité. » Margaret est un être qui comble le vide.
S’éveille alors le Robinson Crusoe qui sommeille en chacun, au son de phrases dont le lyrisme est tenu en bride, et soumis à l’exactitude. « De l’inlandsis soufflent les vents catabatiques. » C’est une écriture et un son ; dans un entretien sur France-Culture, Élisabeth Filhol éclaire cette impression familière de dépaysement en évoquant un souvenir lointain, cette météo marine écoutée en navigant avec son père. C’est bien ça – celles et ceux, à terre comme en mer, qui ont un jour écouté avec délice la voix magique et ses vents de force 6 à 7 – sauront de quoi il s’agit. Cette rencontre entre enfance et rêverie qui porte certains livres, et leurs lecteurs.
Mais la rêverie bute sur l’alarme qui sous-tend le livre (et va le clore). Le Doggerbank, les hauts fonds de l’île engloutie, se criblent d’éoliennes et Marc, vingt ans de pétrole, qui collationne les informations venues des stations off shore plantées dans cette mer aux tempêtes violentes et agitée de séismes par en dessous, s’interroge sur ces inquiétudes encore éparses, quelque chose pourrait être en train de craquer sur la ligne d’exploitation. La Norvège n’a-t-elle pas déjà mis en place des protections pour ses côtes ? Lointain passé du Doggerland et de ce tsunami qui a laissé des traces loin à l’intérieur des terres écossaises, futur incertain et au Met Office d’Exeter, ces tempêtes de plus en plus nombreuses, que l’on surveille et baptise.
Il y a quinze jours, Vincent Monadé, président du CNL, déplorait le recul de la « littérature complexe », celle qui fait l’histoire littéraire. Citant Quignard, Michon, Bergougnioux. Pas une femme. Et voyez-vous, c’est parfois énervant.
Dominique Conil
Livres
[1] La Nouvelle-Zemble n’est pas un lieu de tout repos, même sans ours blancs : plus de 220 essais atomiques, dont celui de la « star bomb », la plus puissante jamais expérimentée, y ont eu lieu. Un monument a été érigé en l’honneur des scientifiques et des habitants du lieu, mais rien ne semble avoir été fait en termes de décontamination.
[2] Le Brent, soit le prix du baril de pétrole en mer du Nord qui fait office d’étalon mondial. Plus 15% depuis début janvier 2019.
Élisabeth Filhol, Doggerland, POL, 344 p., 19,50 €
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