Tiens, c’est Virginia Woolf, se dit-on en apercevant l’affiche de l’exposition “Qui a peur des femmes photographes ?” présentée conjointement par l’Orangerie et le Musée d’Orsay. On se dit ça parce que la ressemblance entre la femme de l’affiche et l’écrivain est frappante, et que par ailleurs le titre de l’expo rappelle évidemment celui de la pièce d’Edward Albee, Qui a peur de Virginia Woolf ?. Mauvaise pioche pourtant : la femme de l’affiche s’appelle Mrs Herbert Duckworth. Mais bonne pioche quand même car cette Mrs Duckworth, Julia Jackson de son nom de jeune fille, se trouve être la mère de Virginia. Ajoutons à cela que l’auteur de la photo, Julia Margaret Cameron, est la grand-tante de l’écrivain. Nous avons donc une belle affaire de famille.
Cette méprise tombe plutôt bien vu le sujet de l’exposition – dont Arnaud Laporte en ces pages a dit à peu près tout ce qu’il fallait en dire. Virginia Woolf, qui ne le sait, a exposé dans un fameux essai – Une chambre à soi – les difficultés d’une carrière d’écrivain pour une femme à son époque : il lui fallait commencer par avoir, précisément, une chambre à elle pour s’isoler. Mais ce mot de chambre peut également se rapporter à la photographie puisque, lorsqu’elles se sont lancées dans cet art au XIXe siècle, les femmes n’avaient d’autre choix que de s’encombrer d’un matériel conséquent, à commencer par une chambre. Se mettant à la photo en 1863, à l’âge de 48 ans, Julia Margaret Cameron a dû ainsi recourir au procédé du collodion humide, usine à gaz qui l’obligea à convertir sa cave à charbon en cabinet noir et son poulailler en atelier. Bien avant la petite-nièce, la grand-tante eut donc une chambre à elle (et même un peu plus, donc), avec laquelle elle a fait de fort jolis portraits. Grand-tante aurait ainsi devancé petite-nièce sur la voie de l’émancipation.
Quelques essayistes ont tenté de tracer des parallèles entre les images de Cameron et l’écriture de Woolf, entreprise hasardeuse mais légitime : l’écrivain a plusieurs fois évoqué son aïeule (qu’elle n’a jamais rencontrée), d’abord dans une petite pièce comique – Freshwater – puis, quelques années plus tard, dans un court essai, les deux fois de manière plutôt grinçante et désinvolte. Mais qu’y a-t-il de commun entre les portraits préraphaélites de l’une et la littérature kaléidoscopique de l’autre ? Bien peu de choses en vérité. Pourtant il s’est trouvé une certaine Natasha Aleksiuk pour écrire que les deux femmes avaient, chacune à leur manière, mis l’ironie photographique au service de la critique des structures sociales et des stéréotypes de l’Angleterre, rien de moins.
Tisser des liens improbables entre deux artistes est le principe d’un nombre incalculable d’analyses critiques. C’est un jeu qui n’en finit jamais (auquel on se prête ici même, à vrai dire). Il doit être possible de relier Homère à Charlie Chaplin, et Francis Bacon à Walt Disney. On peut même interconnecter Victor Hugo et Virginia Woolf. Connaissant l’intérêt de notre poète national pour la photographie, Julia Margaret Cameron lui adressa vers la fin des années 1860 une trentaine de ses portraits. On ne sait ce qu’en pensa le père Hugo, alors replié à Guernesey dans la vaste Hauteville House. Mais on sait qu’il y avait dans le lot une photo (de face celle-là) de Julia Jackson, la mère de Virginia Woolf. Ainsi l’auteur des Misérables a-t-il eu un jour sous les yeux les traits de la génitrice de l’auteur de Mrs Dalloway.
Le monde était plus petit à l’époque, sa population sept fois moindre qu’aujourd’hui. Mais il abritait autant de génies.
Édouard Launet
“Qui a peur des femmes photographes ? 1839-1945”. Exposition au Musée d’Orsay et au musée de l’Orangerie. Jusqu’au 24 janvier 2016.
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