Gilles Pétel interroge l’actualité avec philosophie. Les semaines passent et les problèmes demeurent. « Le monde n’est qu’une branloire pérenne » notait Montaigne dans les Essais…
– La question, dit Alice, est de savoir si vous avez le pouvoir de faire que les mots signifient autre chose que ce qu’ils veulent dire.
– La question, riposta Heumpty Deumpty, est de savoir qui sera le maître… un point, c’est tout.
Lewis Carroll : De l’autre côté du miroir, traduction Henri Parisot
Les débats autour de l’écriture inclusive me rappellent cet étrange échange entre Alice et Heumpty Deumpty. La question est en effet de savoir qui est le maître, du langage ou de l’homme.
L’écriture inclusive demande de changer les règles de la langue au nom du respect de l’égalité entre hommes et femmes : « l’objet du langage inclusif est social et non grammatical. Nous souhaitons promouvoir une société plus égalitaire. » (Éliane Viennot). Pour les partisans de cette nouvelle écriture, c’est donc bien l’homme qui est le maître du langage. Il l’a fait (le langage est une convention) et possède le pouvoir de le modifier. L’agence Mots-clés (fondée en 2011 par Raphaël Haddad) propose trois moyens de promouvoir l’égalité des sexes dans la langue :
– Accorder en genre les noms de fonctions, grades, métiers et titres. Exemples : présidente, directrice, chroniqueuse, autrice.
– User du féminin et du masculin par la double flexion, l’épicène et le point milieu. La double flexion consiste à user systématiquement des pronoms « elle et il » comme le font déjà les Anglo-Saxons avec « he or she » (à l’oral aussi bien qu’à l’écrit). L’épicène consiste à privilégier les noms neutres comme « les membres du club » par exemple (au lieu des « adhérents », nom genré). Le recours au point milieu consiste à ajouter un suffixe féminin à chaque nom genré : « les candidat⋅e⋅s à la présidence de la République ».
– Ne plus mettre de majuscule de prestige à « Homme » comme certains le font lorsqu’ils évoquent la Déclaration des droits de l’Homme. Il faudrait désormais parler de la Déclaration des droits humains ou encore des droits de la personne humaine.
Beaucoup de choses ont été dites et écrites à propos de ces nouvelles techniques. Les discussions sont souvent passionnées et vives. Je ne veux pas reprendre les arguments des uns et des autres. Je me contenterai seulement de rappeler l’avis donné récemment par l’Académie française à propos de l’écriture inclusive qui « aboutit à une langue désunie, disparate dans son expression, créant une confusion qui confine à l’illisibilité ». Avis aussitôt critiqué pour son caractère réactionnaire. Je voudrais ici interroger rapidement la nature de la langue.
Dans son Cours de linguistique générale, Saussure montre que les langues ne sont pas naturelles : elles sont des conventions ou encore des artifices comme le veulent les partisans de l’écriture inclusive. Mais il ne s’ensuit nullement pour le linguiste genevois que l’homme soit le maître. Si les signes sont des conventions, ce sont des conventions arbitraires : elles ne renvoient à aucune motivation et ne relèvent pas de la volonté d’un homme. Nous appelons un chat un chat mais il n’y a aucune raison d’appeler un chat un chat. Ensuite les langues sont des phénomènes sociaux et non individuels comme le montrent aussi bien Benveniste que Bergson. Une langue n’est pas l’invention d’un homme seul : elle ne résulte pas d’une décision individuelle. C’est pourquoi l’évolution des langues ne se décrète pas. Nous constatons les changements qui affectent toutes les langues vivantes, nous pouvons quelquefois les expliquer mais nous ne pouvons ni les anticiper ni surtout les décréter. C’est une seconde raison qui explique que l’homme ne soit pas le maître de la langue. Dans l’échange entre Alice et Heumpty Deumpty, c’est bien sûr la jeune fille qui a raison. Ainsi de même que le personnage de Heumpty Deumpty est comique (il a la forme d’un œuf et se tient perché en équilibre instable en haut d’un mur), de même les partisans de l’écriture inclusive ont-ils quelque chose de risible : ils croient pouvoir commander, par décret, à l’évolution de la langue.
Le second point gênant dans cette nouvelle forme d’écriture est qu’elle présuppose qu’une langue doit refléter la réalité. Cet impératif de ressemblance s’entend dans un sens aussi bien moral qu’ontologique.
Anne-Marie Houdebine, professeure de linguistique et de sémiologie à l’université Paris Descartes-Sorbonne, affirmait dans la postface du Manuel d’écriture inclusive l’importance de « veiller à la qualité éthique de la langue ».
Mais qu’est-ce que « la qualité éthique de la langue » ? Il faut sans doute y lire l’exigence d’une langue respectueuse de l’égalité entre homme et femme. Puisque plus personne ne croit aujourd’hui que les femmes soient inférieures aux hommes, la langue devrait refléter cet heureux changement des mentalités. Après la moralisation de la vie politique, qui est sans doute un bien, il faudrait moraliser la langue. Le projet de l’écriture inclusive rejoint, me semble-t-il, le vaste mouvement de moralisation de la société auquel nous assistons depuis plusieurs décennies. Pour reprendre l’exemple précédent, nous ne devons plus appeler un chat un chat. Mais est-ce souhaitable ? Et est-ce possible ?
Comme toute entreprise de moralisation, l’écriture inclusive se montre extrêmement contraignante. Rappeler sans cesse « il ou elle » lorsque je parle d’un être est fastidieux, ajouter chaque fois un point milieu l’est encore davantage. Une langue est déjà constituée d’un système de contraintes comme le note Saussure. Pourquoi rajouter de la contrainte à la contrainte ? Cette écriture est aussi discriminatoire et risque un jour, lorsqu’elle se sera imposée, de tourner à la chasse aux sorcières. Celui qui oubliera de préciser « il ou elle » se verra rapidement taxé de sexisme. Enfin et surtout elle heurte l’esprit de la langue : en français, le masculin a aussi valeur de neutre. Les droits de l’homme désignent à l’évidence les droits de la personne humaine. Les mots n’ont pas de sens absolu car c’est le contexte dans lequel ils sont employés qui permet de les définir. Loin d’être une amélioration de la langue (une bonification), l’écriture inclusive me semble être un appauvrissement du français puisqu’elle en méconnaît les subtilités. Elle ne paraît donc pas souhaitable.
Mais est-elle possible ? Peut-on matériellement promouvoir une langue d’une meilleure « qualité éthique » ? Il faudrait à ce compte-là éliminer de la langue bon nombre de mots moralement incorrects comme le sont les mots orduriers, les épithètes pornographiques, les expressions racistes ou spécistes, etc. Il faudrait aussi toiletter sérieusement les textes de nos plus grands écrivains qui contiennent de nombreuses expressions « fautives ». Je crois que l’œuvre de Céline au grand complet devrait ainsi être rayée des manuels scolaires.
Une telle réforme est-elle enfin utile ? Promouvoir l’égalité des droits des personnes est une tâche nécessaire. Il me semble pourtant absurde de confier ce soin à la langue. Changer les mots, ce n’est pas encore changer les choses. Il est vrai que nous pensons dans des catégories linguistiques déterminées. Mais notre pensée n’est pas encore la réalité. Je peux ainsi m’efforcer d’employer le point milieu sans jamais remettre matériellement en cause les injustices dont souffrent les femmes. La langue ne possède aucun pouvoir magique. Il est intéressant de noter que l’écriture inclusive nous vient du monde anglo-saxon dont le puritanisme n’est plus à démontrer. C’est pourtant dans ce même monde qu’on peut découvrir un producteur hollywoodien utiliser les femmes comme de simples objets. Dire et penser sont liés sans être cependant une seule et même opération, mais parler et agir ont toujours été des choses très différentes. Ne sommes-nous pas dans l’hypocrisie quand nous pensons avoir œuvré pour la promotion du respect de l’égalité des droits parce que nous prenons soin de commencer chaque discours par « he or she » ?
L’écriture inclusive présuppose également que la langue doit refléter la réalité au sens ontologique cette fois-ci. Le langage ne serait ainsi qu’une copie ou une image du monde. La distinction des genres devrait ainsi être systématiquement rappelée dans l’expression écrite sous peine de trahir la réalité. Cette conception est ancienne puisque Platon l’examine déjà dans son dialogue Cratyle. L’argumentation qu’emploie Socrate pour défaire la thèse de son interlocuteur Cratyle est serrée. Je ne retiens ici qu’un de ses points. Si en effet le langage est une imitation des choses, comme le sont les portraits, pourra-t-il jamais être suffisamment ressemblant ? L’imitation peut-elle être parfaite ? Socrate montre qu’une copie en tous points identiques au modèle ne serait plus une copie mais un autre être réel. Le double est ontologiquement impossible à réaliser parce qu’il devient un autre que ce qu’il prétend doubler au moment où il atteint la perfection. Le double doit en effet reproduire tous les caractères du modèle mais aussi ce qui fait que ce modèle est un modèle (et non une image) : l’unicité. Or en devenant unique, le double s’émancipe de son modèle. S’il n’y a pas d’images parfaites pour Platon, il existe en revanche de bonnes et de mauvaises images. La mauvaise image est celle qui prétend se substituer au modèle, celle qui fait écran : Platon l’appelle un simulacre.
Or n’est-ce pas créer précisément des simulacres de réalité que d’écrire : ils/elles sont devenu⋅e⋅s fous/folles ces Gaulois⋅e⋅s ?
Pour conclure, ne faut-il pas d’abord transformer le monde avant de changer la façon dont nous l’exprimons ? Mais c’est évidemment beaucoup plus difficile.
Gilles Pétel
La branloire pérenne
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