Parmi les aventuriers et les aventurières de l’édition indépendante, il y a celles et ceux qui n’écoutant que leur passion se lancent dans la publication de poésie. Conscients de s’adresser à un public restreint mais qu’ils travaillent à élargir, les éditeurs et éditrices indépendantes de poésie regrettent leur moindre visibilité dans les médias comme sur les tables des libraires. Pourtant, ces férus de la langue et de la littérature sont aux avant-postes de ce qui se découvre, s’invente dans l’écriture aujourd’hui et développent de nouveaux modes de promotion de la poésie contemporaine. Nous sommes allés à la rencontre de deux de ces maisons d’édition, situées en Nouvelle Aquitaine, l’une à Bordeaux, l’autre au Pays basque. Leurs fondateur et fondatrices ont aussi pour point commun une sensibilité particulière à la transversalité des genres et des formes d’expression artistiques née de leur formation à l’Ecole des Beaux-Arts de Bordeaux. Franck Pruja et Françoise Valéry des Éditions de l’Attente, fortes de trente ans d’existence et Mélanie Cessiecq-Duprat des Éditions Exopotamie récemment créées, ont bien voulu nous parler de leur métier.
« C’est un projet un peu fou », reconnaît Mélanie Cessiecq-Duprat qui a monté les Éditions Exopotamie en 2021 tout en connaissant le chiffre faible des ventes de livres de poésie, que l’éditrice attribue à la méconnaissance d’une partie du public de ce qu’est la poésie contemporaine: « Au Marché de la poésie de Paris, il y a un public averti mais ailleurs dans les salons plus généralistes, on se rend compte des stéréotypes, beaucoup pensent encore que la poésie doit être écrite en alexandrins avec des rimes. Ou bien on ne nous parle que des deux ou trois noms célèbres qui ont le monopole sur le marché. » Pas seulement pour plaisanter, Françoise Valéry fondatrice avec Franck Pruja des Éditions de l’Attente lance qu’il y a « de plus en plus de personnes qui en écrivent et de moins en moins qui en achètent ». Mais, tempère Franck Pruja, « de nouvelles générations arrivent, des auteurs et autrices qui font découvrir leur travail dans les classes aux adolescents », lesquels s’en souviennent ensuite : « je les vois sur les salons, ils passent voir quelles sont les nouveautés ». Des ventes, donc, mais pas assez pour faire de ces maisons d’édition indépendantes des entreprises commerciales susceptibles de rémunérer ceux et celles qui y consacrent leur temps, des moyens et beaucoup d’énergie : « Nous n’avons jamais essayé d’en vivre, c’est notre travail d’artiste », considère Françoise Valéry.
Faire des livres : un travail d’artistes
Appréhender l’édition comme un travail artistique à part entière, c’est ce qui a inspiré à Franck Pruja et Françoise Valéry l’idée de publier très tôt des livres de poésie mais pas seulement. « Il y a trente ans, à l’École des Beaux-Arts de Bordeaux, nous avons essuyé les plâtres des workshops d’écriture qui n’étaient pas encore très répandus. Le poète Emmanuel Hocquard invitait des auteurs et des éditeurs. Nous avons rencontré Denis Roche, nous l’avons entendu parler de sa pratique de la photographie et de l’écriture. Bernard Heidsieck nous parlait de son travail sonore et Claude Royet-Journoud lisait avec un chronomètre, laissant des silences parfois d’une minute entre chaque vers. On a été stimulé par le catalogue de P.O.L, on s’est constitué notre bibliothèque de travail. Nous étions attentifs à tout cela. Dans le même temps nous nous intéressions beaucoup à l’impression des textes, aux tampons, à la reproduction, aux multiples », se rappelle Franck Pruja. Mélanie Cessiecq-Duprat, qui a aussi assisté aux séminaires d’Emmanuel Hocquard, bien que plus tard, se souvient qu’il y avait à l’École des Beaux-Arts «une petite imprimerie, ce qu’il faut pour fabriquer des livres. » De quoi donner envie aux étudiant·e·s de commencer sans attendre, par de l’édition informelle. « Au départ, on était vraiment comme un groupe de rock, on avait une petite cagnotte et quand on remboursait les frais de fabrication d’un livre on en faisait un autre », raconte Franck Pruja, « et sans aucun statut », précise Françoise Valéry. « Pendant mes études, j’avais monté de manière non officielle une petite maison d’édition où je faisais tout moi-même avec une agrafeuse, une photocopieuse, un vieux massicot. De manière ludique, comme une forme de création », se souvient Mélanie Cessiecq-Duprat. La structuration de la maison d’édition en association pour les uns, en société pour l’autre, n’est venue qu’après ces premières productions libres.
De leur formation artistique est aussi né l’intérêt des ces éditeurs et éditrices pour la transversalité des genres. « Ça fait partie du langage actuel, des préoccupation actuelles », remarque Franck Pruja. « Pour nous, c’était dès le départ. Nous avons fait un séjour à New-York dans les années 90, où nous avons vu que la transversalité entre les disciplines artistiques existait vraiment, qu’elle était en pratiquée aux USA, à New York en particulier, entre danseurs, musiciens, écrivains, poètes, plasticiens, performers, tout le monde travaillait ensemble et faisait des formes mixtes. En France ça n’existait pas encore, mais ça a été notre déclencheur pour faire une maison d’édition en tant qu’artistes », explique Françoise Valéry qui publie à la fois « des textes écrits par des artistes, des plasticiens, des livres avec des intervention de plasticiens ».
Du côté des Éditions Exopotamie, l’une des trois collections de Mélanie Cessiecq-Duprat, la collection Écumes, « met en lien des textes avec des œuvres graphiques, des photos, des peintures, des collages. Soit un auteur me propose un texte avec ses propres illustrations, soit j’ai un coup de cœur pour un texte et je mets l’auteur en relation avec un artiste. C’est ce qui m’a plu dans le fait de monter une maison d’édition. Tout de suite j’ai eu en tête que j’allais pouvoir mettre les deux, le texte et l’image. »
Du fait-main au recours à l’imprimeur
Fondées en 1992, les Éditions de l’Attente, ont d’abord fabriqué à la main : « Pendant longtemps, nos livres ont été de fabrication artisanale. Nous faisions les coutures à la main pour de petits tirages d’une cinquantaine d’exemplaires de livres d’artistes. J’ai rejoint un collectif qui avait un atelier de sérigraphie et un laboratoire photo. J’imprimais les couvertures en sérigraphie et l’intérieur des livres, de petits cahiers de 32 ou 40 pages agrafés à la main, massicotés. Nous avons vite utilisé les moyens technologiques rapides de la photocopie. La sérigraphie permettait une gestion à flux tendu, on pouvait imprimer trois cent couvertures, n’en utiliser que cent. On n’assemblait pas tous les livres d’un coup, ça permettait d’être réactifs à la demande. » Cette gestion maîtrisée des tirages en fonction des ventes permettait non seulement de « gérer à la fois notre portefeuille et notre stock » mais aussi de mener des actions éditoriales originales, comme la collection Week-end élaborée à une époque qui ne connaissait pas encore les facilités du numérique : « dans cette collection il était dit que le livre était fabriqué le temps d’un week-end. Quand on recevait un texte que l’on voulait publier, on faisait la maquette en collaboration avec l’auteur au téléphone dans le week-end. À l’époque, le livre était imprimé dans la semaine. C’était très rapide. Je me souviens de Michelle Grangaud qui avait eu une commande d’un texte pour les vingt ans du Centre Pompidou. Elle nous a appelés : est-ce qu’on pourrait faire un livre dans le week-end? Quinze jours après, elle avait ses exemplaires, le directeur du Centre Pompidou aussi. Il y avait une intention de réactivité, de dynamisme, de fraîcheur autour du livre, c’était des écritures en train de se faire, vivantes, expérimentales. À un moment, nous imprimions des livres posters, on avait acheté une machine à encre végétale qui était dans le bureau. On avait le principe qu’un texte devait générer son format. Nous avions cette liberté-là. » La production artisanale laissait aussi la liberté de faire bouger la maquette: « nous pouvions relire, corriger, la deuxième impression était évolutive » se souvient Françoise Valéry.
En 2011, la manière de travailler des Éditions de l’Attente changent, « nous avons confié le design graphique des couvertures à un graphiste professionnel, des nouvelles collections ont été créées avec une identité visuelle plus forte, l’impression confiée à des imprimeurs, en numérique pour les tirages à 500 exemplaires. Cette maison d’édition a connu plusieurs vies en trente ans. Nous nous sommes toujours adaptés à ce que nous sentions devoir faire évoluer. Avant c’était un peu improvisé, au feeling, c’est plus organisé maintenant. »
Pour Mélanie Cessiecq-Duprat, le choix de l’impression par une entreprise tierce s’est imposé dès le départ : « en montant la maison d’édition, je savais que je ne partirai pas sur de l’artisanal, que je ferai appel à des imprimeurs. Du côté fabrication, je m’occupe de la maquette, la conception, la mise en page, le choix des images pour la couverture mais pas de l’impression ni du façonnage. » Avec tous les aléas pour trouver le bon fournisseur, l’obligation d’en changer dans une période de pénurie de papier et d’augmentation des coûts, les difficultés pour travailler avec un imprimeur en proximité.
Un public difficile à atteindre en librairie
L’un des obstacles majeur que rencontrent ces éditeurs et éditrices de poésie est celui de la diffusion. Selon Mélanie Cessiecq-Duprat, la plus grande difficulté pour une maison d’édition de poésie qui débute, « c’est la partie commerciale, c’est réussir à se faire connaître surtout auprès des libraires ». L’éditrice doit pour le moment s’occuper elle-même de la diffusion parce qu’elle ne publie pas assez de titres dans l’année pour établir un contrat avec un diffuseur : « je n’ai ni les moyens ni l’envie de produire plus, j’ai envie de prendre le temps de porter chaque livre. » Mais après trente ans de publications et un beau catalogue, les difficultés sont à peine allégées. Les Éditions de l’Attente sont soutenues par quelques libraires fidèles mais, remarque Françoise Valéry, « les ventes en librairie se font par des commandes de clients, peu de libraires précommandent nos titres, nous restons peu visibles en librairie. » Faute de pouvoir travailler avec un diffuseur de plus grande envergure, les maisons d’édition doivent s’organiser. « Nous commencions à passer à une vitesse supérieure, alors il nous fallait absolument un distributeur parce que la partie administrative prenait le dessus sur la partie créative qui nous intéresse le plus. Les Éditions de l’Attente ont rejoint le collectif d’éditeurs indépendants GIDDE » qui permet de s’associer pour la diffusion : « l’idée c’est que chaque éditeur diffuse dans son secteur les nouveautés des autres membres du collectif ». De même, Mélanie Cessiecq-Duprat s’organise avec une autre éditrice de poésie : « nous avons fait une sorte de partenariat. Quand elle a des contact dans une librairie, elle dépose aussi mes livres, je fais pareil de mon côté, pour agrandir nos réseaux en nous soutenant. »
Faire de la poésie un spectacle
« Nous nous sommes vite aperçus que quand nous présentions un livre sur une table, ça créait de la discussion autour, de l’intérêt. » Franck Pruja aime présenter ses publications directement au public lors de salons et festivals. « Des gens nous découvrent, même après trente ans. Les salons, c’est la découverte. Parler pendant cinq minutes de la maison, ça donne envie aux gens de se risquer à prendre un livre. On a finalement un rôle de libraire : je peux conseiller, orienter, une confiance s’établit. » D’autant plus que le public est varié et ouvert aux surprises : « il y a tous les âges. Je me souviens du livre d’Anne Savelli sur Agnès Varda. La réalisatrice venait de décéder, j’avais fait une présentation hommage avec une photo d’elle au-dessus du livre. Une jeune fille est passée, qui ne connaissait pas les Éditions de l’Attente, elle a fait acheter le livre à sa mère, elle sautait de joie », se souvient Françoise Valéry.
La poésie contemporaine est pour une part liée à l’art de la performance, à la scène. « Pour moi, il y a trois dimensions dans le livre : le texte, la transversalité des genres et la performance publique. Certains festivals programment des performers. Nos livres servent alors de partitions pour les auteurs », explique Franck Pruja. Faire connaître les publications de la maison d’édition à travers les lectures et performances publiques, est une possibilité qu’explore aussi Mélanie Cessiecq-Duprat : « c’est important parce que ça permet de capter l’attention d’un public, d’ouvrir des portes à ceux qui auraient des réticences par rapport à la poésie, leur faire entendre les textes d’une manière différente. Il y a une émotion instantanée que je trouve efficace. Certains auteurs ont l’habitude et sont doués, ça marche bien. » C’est cette partie événementiel, que l’éditrice aimerait développer à l’avenir en s’appuyant notamment sur des associations de terrain qui organisent des actions culturelles sur le thème de l’oralité ou qui reprennent un salon du livre local.
Les subventions: des aides au prix de la liberté?
En 2008, après plus de quinze ans de débrouille, la Direction régionale des affaires culturelles (Drac) informe les Editions de l’Attente qu’elles peuvent bénéficier d’une aide qui leur a permis de s’équiper en ordinateur et logiciels : « la Région a trouvé que nous avions une économie atypique qui les intéressait dans ce qui s’appelle la filière livre. La région, les agences du livre sont très attentives au fonctionnement des maisons d’édition comme la nôtre, qui ne rentrent pas forcément dans les cases mais qui existent. » Pourtant recourir à des aides publiques n’est pas sans conséquences sur l’organisation. Paradoxalement, l’obtention de subventions pour ces maisons d’édition atypiques leur impose un cadre contraignant. « Ça nous a obligé à changer notre manière de travailler parce qu’il faut présenter un programme sur un an, alors qu’avant on faisait un livre quand ça nous prenait, deux mois plus tard le livre était là », constate Françoise Valéry : « il y a moins de spontanéité, parce qu’un auteur dont on accepte le manuscrit n’aura son livre que dans un an et demi. » De plus, la souplesse que donne les tirages limités, disparaît avec ce type d’aide : « pour les livres qui sont soutenus par le Centre National du Livre (CNL), nous demandons un devis à un imprimeur pour tirer entre 400 et 800 exemplaires d’un coup, parce que c’est en cahier cousu, en offset, c’est une autre gestion. »
Une maison d’édition nouvellement créée a plus de difficultés à trouver des aides. Il faut d’abord faire ses preuves, être bien établi avant de prétendre à des subventions plus solides, ainsi que le constate Mélanie Cessiecq-Duprat.
Éditer de la poésie est une affaire de passion, pourvu qu’on ne soit pas dans l’obligation d’en vivre. Mélanie Cessiecq-Duprat, souhaite « pouvoir faire tenir la maison d’édition sur le long terme, réussir à ce que les ventes des livres permettent de publier les suivants ». Françoise Valéry et Franck Pruja, peuvent s’appuyer sur leur savoir-faire reconnu et leur réputation : « nous avons des partenariats avec des agences du livre, des collaborations pour publier leurs auteurs en résidence. Ces agences pensent à nous parce que nous nous adaptons, nous avons des idées sur la forme, il y a des projets, des contraintes, qui nous intéressent beaucoup ». Mais ils considèrent que les Éditions de l’Attente ont traversé les années grâce à leurs rencontres avec des écrivains et au plaisir de travailler sur les textes : « petit à petit nous avons reçu des textes d’écrivains confirmés dont on avait les livres dans la bibliothèque. Nous en avons aussi fait découvrir, mais quand on commence à recevoir des textes, on ne s’arrête plus, on est tenus. Nous n’avons aucune raison de nous arrêter », déclarent ces éditeurs d’une « littérature en éveil, en ébullition, comme du lait sur le feu ».
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