Les maisons d’édition indépendantes constituent un large pan de l’édition francophone. En interrogeant l’expérience de ces éditeurs et éditrices, délibéré enquête sur ce désir d’indépendance.
Une rencontre avec Roland Chopard, poète, imprimeur,
fondateur des éditions Æncrages & co
J’ai une formation de lettres, j’ai été prof de lettres mais j’ai toujours été intéressé par l’art. J’ai écrit, je me suis heurté aux maisons d’édition et j’ai crée ma maison d’édition en 1978 mais j’ai tout de même publié certains de mes livres chez d’autres éditeurs. Aujourd’hui, je fais des expériences en peinture, c’est nouveau et je n’ai pas encore beaucoup montré. J’ai la passion des deux arts. Les techniques d’impression, je les ai apprises aux Beaux-Arts d’Épinal en élève libre alors que j’étais déjà enseignant. J’ai été formé par un bon typographe puis j’ai acheté les machines et je me suis mis au travail. Au début, je ne faisais pas beaucoup de livres, mais c’était une passion. Quand j’étais prof, une partie du week-end y passait ! Ça n’était pas toujours bien vu par l’inspecteur, on n’aime pas que les prof aient des passions.
J’imprimais les livres courants de Æncrages & co tirés à cinq cents exemplaires (il y a maintenant deux ou trois cents titres) et je les reliais, c’est moi qui faisait la couture. C’était un très gros travail. En 2020 j’ai décidé de me limiter au livre d’artiste. J’ai un atelier typo et je me réserve ce secteur. J’ai toujours fait des livres et toujours en bénévole. Les éditeurs qui ne veulent faire que ça ne doivent pas avoir un gros salaire. Que les bénéfices permettent de faire un salaire, c’est rare !
Je suis parti de Paul Éluard. Il a dit que la poésie est un art, le premier des arts mais il ainsisté sur les rapports entre les peintres et les poètes en les mettant sur le même plan. Dans le livre d’artiste, j’associe un ou une artiste et une ou un poète. En général c’est un poète qui a envie de travailler avec un artiste ou inversement. J’ai comme premier modèle La prose du Transsibérien de Blaise Cendrars et Sonia Delaunay, un livre de 1913 qui se déplie sur deux mètres ; l’artiste se glisse à l’intérieur du texte, c’est l’origine du livre d’artiste qui s’est ensuite développé au XXe siècle.
Les livres d’artiste ne sont pas diffusés et vendus en librairie, ils sont réservés aux médiathèques qui s’y intéressent, à Thionville, à Nancy, à Strasbourg ou aux collectionneurs. J’ai de vieilles techniques : je compose en linotypie avec cette grosse machine qui servait autrefois à faire les journaux. La mienne date des années 1970. Je l’ai rachetée à un linotypiste qui était content comme tout parce que le destin de ces machines, c’est de se retrouver dans un musée de l’imprimerie. C’est la même linotype que celle qui a brûlé avec tout notre stock de livres dans l’incendie de 2007. J’utilise aussi les anciens caractères typo en composition individuelle comme à l’époque de Gutenberg, je m’en sers pour faire les titres par exemple. J’imprime le texte sur un très beau papier pur chiffon avec ma presse puis les pages sont confiées à l’artiste qui intervient directement dans le livre. C’est la différence entre le livre illustré et le livre d’artiste. Dans le premier cas, les œuvres sont reproduites, alors que dans le second, l’artiste fait ce qu’il veut à l’intérieur, c’est une intervention directe à la peinture, à l’aquarelle, à la gouache, à l’encre de chine c’est selon. Chaque exemplaire est différent et constitue un original. Le nombre d’exemplaires est limité à vingt-et-un ou trente, pas plus, et nous partageons en trois, le poète, l’artiste et l’éditeur-imprimeur. Pour les artistes comme pour les collectionneurs, c’est intéressant : si quelqu’un veut acheter une œuvre, il peut avoir un original pour trois cent euros alors que les toiles sont beaucoup plus chères. Pour l’artiste qui va s’exprimer vingt-et-une fois pour faire les vingt-et-un exemplaires du livre, c’est une expérience attirante.
Je me donne le temps pour faire cinq ou six livres d’artistes par an. Je prends un mois au moins pour la composition, ce sont des textes courts, une vingtaine de pages, puis il faut faire relire à l’auteur, demander à l’artiste s’il est d’accord avec la maquette que je propose. Il y a un travail intermédiaire entre la composition et la réalisation finale, il faut laisser macérer les choses, ne pas les forcer. J’envoie le paquet de feuilles quand il est fini, de mon point de vue d’imprimeur, quand j’ai fait mon travail. Pour l’artiste, il y a plusieurs façons de procéder : Martine Jaquemet a pris les pages une par une, alors que d’autres étalent les feuilles devant leurs yeux pour avoir une vision plus globale. Je laisse une double page blanche pour que l’artiste puisse pleinement s’exprimer mais il peut aussi intervenir entre deux textes. Les livres d’artistes ne sont pas reliés, seulement encartés, on peut détacher les pages et les regarder librement. Certains artistes interviennent aussi sur la couverture mais d’autres préfèrent laisser découvrir leur travail à l’intérieur du livre.
Daphné Bitchatch est à la fois poète et peintre ; pour Antonyme, elle a fait les deux. Souvent j’ai des demandes de la part d’artistes, j’accepte ou pas, je vois si techniquement c’est bien. Pour le prochain, j’avais envie d’artistes et de poètes différents, j’ai regardé les poètes étrangers et ce sera Cinq poèmes pour le football d’Umberto Saba traduit de l’italien par Jean-Baptiste Para. J’ai composé en bilingue, heureusement l’italien est proche du français et ne pose pas trop de problèmes de typo. Mais on va en faire un en russe ! Je ferai appel à quelqu’un qui peut composer en russe. Pour Umberto Saba, j’ai sollicité l’artiste Germain Roesz. Ce texte est du vingtième siècle, Saba est mort et il n’est plus là pour nous dire avec qui il voudrait travailler. Pour Complainte du peu, de Bernard Noël, c’est Jean-Michel Marchetti qui m’a dit qu’il avait fait des peintures pour Bernard Noël, des morceaux épars, et qu’il aimerait les réunir dans un livre. J’ai repris les textes et Marchetti a du intervenir à nouveau. À chaque fois, c’est différent.
« Réminiscences » est une collection de livres d’artistes encore plus osés. J’imprime lelivre comme d’habitude puis l’artiste va réaliser en une heure et en public une dizaine d’exemplaires. Toutes les feuilles sont disposées sur le sol, l’artiste accepte de peindre en public pendant qu’un poète lit. J’appelle ça des performances, il faut que l’artiste soit prêt à faire l’expérience, il ne faut pas se tromper. C’est toujours angoissant et impressionnant de regarder les artistes travailler pendant que le poète lit. On l’a déjà fait vingt-sept fois : soit nous sommes invités dans des médiathèques ou des centres culturels, soit nous prenons l’initiative. Pour les quatre-vingt dix ans de Michel Butor, l’association Æncrages l’a invité ici à Baume les Dames (Doubs), on a organisé ça dans une abbaye, il a lu ses textes avec un artiste, Jean-Michel Marchetti, et un musicien, Olivier Toulemonde. La dernière performance réalisée, c’est Chants pour traverser la mer du poète Luis Mizón, nous avons lu son texte car il ne pouvait pas venir et deux artistes, Anna Slacik et Caroline François-Rubino, ont peint les livres pendant la lecture. C’est un défi pour l’artiste, moi je suis en sécurité parce que j’ai déjà imprimé les pages du livre !
L’avant-dernier livre d’artistes que nous avons fait, White out, est tout blanc. L’auteur Siegfried Plümper-Hüttenbrink, voulait que le livre soit tout blanc. La typographie permet de faire du gaufrage : on ne met pas d’encre puis on met de la pression pour que le caractère entre dans le papier. Si on regardait bien les anciens livres, quand ils n’étaient pas bien imprimés, le défaut c’est que le caractère entrait dans le papier et le gaufrait. Là je l’ai utilisé non pas comme un défaut mais comme une qualité. Le livre est blanc sur blanc, en creux, avec la lumière de travers on arrive à lire correctement. L’artiste Anne Petrequin a fait le contraire, elle dessiné avec des trous pour qu’ils deviennent du relief, elle a piqué des centaines de trous à l’aiguille dans le papier. Il n’y a que la signature des deux, très discrète, à la fin au crayon. La couverture aussi est en creux. Le livre n’a pas les dimensions habituelles, c’est un leporello, un accordéon pratiquement carré avec deux citations sur le rabat de la couverture, une de Anne-Marie Albiach et une autre de Maurice Blanchot. Il y en aura un autre qui sera à peu près carré, avec les feuilles encastrées. Colette Deblé veut que le livre soit comme ça. Je suis prêt à faire des expériences !
Propos recueillis par Juliette Keating
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