Accrocher sur un mur des photographies peut s’apparenter au geste de l’entomologiste disposant les boîtes contenant les merveilles qu’il a rassemblées. Murs, murmures d’histoires, rencontres, filiation, autant de tentatives de parler de la photographie pour la photographie.
C’est le 24 décembre 1978 que Gyula Halász, connu de tous sous le nom de Brassaï, m’a offert cette photographie prise au petit matin dans les Halles à Paris en 1932. Voici une petite histoire autour de cette photographie.
J’ai rencontré Brassaï pour la première fois en 1976. Nous étions membres de la même association de photographes qu’on disait alors illustrateurs, ceux qui ne pouvaient prétendre au statut de journaliste, maintenant nommé photojournaliste. Brassaï n’était pas très à l’aise avec les règlements administratifs et l’association l’avait aidé à s’inscrire à la sécurité sociale des auteurs qui venait d’être officiellement créée. L’amitié née de l’entraide associative m’a permis de mieux connaître Brassaï, ses livres et dernièrement sa correspondance avec Roger Grenier, publiée en 2017 par Gallimard. Cette amitié s’est prolongée, après le décès de Brassaï en 1984, avec Gilberte, son épouse.
Roger Grenier vivait à Pau avant la dernière guerre. Il avait connu, adolescent, Gilberte Boyer et quand celle-ci « monta » à Paris à la fin de la guerre, il lui trouva du travail dans un journal – Volontés. Un jour, on envoya Gilberte faire une course chez Brassaï pour lui demander une photo. Gilberte était une très belle jeune femme qui peignait des chats et qui plut à Brassaï. Il l’épousa.
Ce soir de Noël 1978, Brassaï, Gilberte, un ami et moi avions diné dans une grande brasserie place Denfert Rochereau, à deux pas de l’entrée des catacombes. Pour fêter ça Brassaï nous promit un « petit cadeau ». Il nous offrit ses deux derniers livres, Henri Miller, rocher heureux et Paroles en l’air qu’il me dédicaça : « Pour Gilles Walusinski, ces photographies prises par les oreilles, amicalement ».
Paroles en l’air rassemble différents dialogues de bistrots pendant la guerre et reprend son Histoire de Marie qu’avait publiée les éditions du Point du Jour en 1949. Je me souviens avoir acheté l’édition originale à la librairie Tschann en 1974 pour la somme de cinq francs ! En novembre 2016, j’ai pu assister à l’adaptation pour la scène d’Histoire de Marie à la Parole Errante d’Armand Gatti à Montreuil. Hélène Huret y campait une Marie très convaincante.
Réunion à l’Opéra
J’aime pas voyager dans le Métro
J’peux pas y lire mes stations
Comme c’est drôle ! Je sais écrire mon nom. Je sais lire mon nom.
Je sais faire mes lettres. Toutes les lettres de l’alphabet.
Mais j’arrive pas à les réunir.
J’ai beau de les prononcer, ça donne jamais un Mot.
Eh bien, l’autre jour, j’étais dans le Métro.
J’essayais de lire mes stations.
Et tout d’un coup – j’en croyais pas mes yeux ! –, mes lettres se sont réunies et ça donnait – devinez quoi ?
OPÉRA
Les livres n’étaient qu’un amuse-gueule, Brassaï nous donna à choisir un tirage original. Il avait sorti d’une boîte quelques pochettes en terphane protégeant des épreuves qu’il avait réalisées lui-même dans la minuscule salle de bains du petit deux pièces de la rue du Faubourg Saint-Jacques, transformée en laboratoire. L’ami qui m’accompagnait a choisi une photo du Paris de nuit – celle qu’on peut voir sur les photographies que j’ai prises ce soir-là.
« Il était toujours sur le qui-vive, toujours reniflant l’air, toujours fouinant dans les coins, le regard toujours au loin, par delà son interlocuteur. Toutes choses, littéralement, toutes choses étaient d’intérêt pour lui. Il ne critiquait jamais, jamais il ne portait un jugement sur les choses ou les évènements. Il rapportait simplement ce qu’il avait vu et entendu.
“Le prototype du photographe”, direz-vous. »
Si Henry Miller décrit ainsi son ami Brassaï dans l’introduction qu’il écrivait en 1949 à Histoire de Marie, j’ai préféré choisir cette photographie moins célèbre de ces deux personnes endormies. Je connaissais cette série de photos de dormeurs qui avait été publiées dans un magazine, avant guerre.
Brassaï approuva ce choix et me raconta qu’il avait pris cette photo très tôt le matin aux Halles en 1932. La femme endormie avait travaillé toute la nuit et se protégeait de la fraîcheur matinale, couverte de sacs en toile de jute. Des sacs à patates me dit Brassaï…
Pendant qu’il repiquait [1] le tirage de Paris de nuit, Brassaï nous racontait son « grand malheur ». Lors de l’édition du livre, l’éditeur Charles Peignot avait demandé qu’il lui confie les négatifs qui donneraient – c’est l’argument qu’il fournit – de meilleurs résultats pour l’impression en héliogravure. Malgré ses nombreuses et insistantes demandes, Brassaï ne réussit pas à obtenir la restitution des précieux négatifs. C’est seulement en 1984 qu’une étudiante américaine préparant une thèse sur Brassaï retrouva une boîte dans le grenier d’une grande maison d’édition. La boîte contenait les négatifs tant désirés !
L’émotion de Brassaï fut telle que Gilberte a toujours pensé que la crise cardiaque qui emporta Gyula résultait de la réapparition des négatifs. Par la suite il a fallu l’aide d’un ami avocat pour obtenir la restitution des plaques de verre et des films dont la maison d’édition s’estimait propriétaire. Gilberte négocia une réédition du livre qui parut en 1987 chez Flammarion.
Gilberte Brassaï a consacré toute sa vie et son énergie à défendre l’œuvre de Brassaï. Ses amis connaissaient et partageaient ses combats, ses angoisses de ne pas faire assez bien. Au point qu’à la toute fin de sa vie, ses forces venant à manquer, elle crut bon de signer le papier que lui tendait celle qu’elle connaissait comme représentante du ministère de la Culture, la faisant exécutrice testamentaire de Brassaï.
Auparavant Gilberte avait fait une importante donation au Centre Pompidou, l’ensemble des tirages de la rétrospective organisée en 1995. Dans le catalogue de l’exposition, la photographie des dormeurs des Halles est légendée « clochards boulevard Poissonnière ». On ne peut en vouloir à Gilberte d’avoir oublié cette soirée pendant laquelle Brassaï nous avait raconté les Halles au petit jour.
Ce qui est plus triste c’est que les livres suivants, comme le Brassaï de Taschen reprennent cette légende erronée. Si cette petite histoire de « ma » photographie, mon « vintage » de Brassaï, n’est qu’une anecdote, elle permet de réfléchir au sort de l’œuvre des photographes après leur disparition, aux responsabilités des héritiers ou des légataires quand il s’agit de préciser les conditions réelles de la réalisation des trésors en leur possession.
Gilles Walusinski
Entomologie photographique
[1] repiquer : retoucher à l’aide d’un pinceau très fin avec de l’encre de chine diluée les taches minuscules laissées par des poussières au moment du tirage.
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