Nous avons conservé peu de textes d’Épicure : quelques maximes, des sentences et trois lettres adressées à ces disciples, Hérodote, Pythoclès et Ménécée. Épicure aimait cependant les femmes et l’une d’entre elles particulièrement : Léontion, célèbre hétaïre, courtisane et philosophe à la fois. Il me paraissait étonnant que le philosophe du Jardin n’ait jamais rien écrit à son intention. Fort de mon premier succès, je retournai à la bibliothèque du Vatican. La chance me sourit à nouveau en la personne d’un prêtre au visage empourpré et dont la robe était dans le plus grand désordre. Quand je lui parlai d’une lettre d’Épicure adressée à sa concubine, il sourit de bonheur et s’exclama : enfin quelqu’un dans ce b… qui reconnaît l’existence du beau sexe ! Et il me conduisit dans un cabinet secret où se trouvait emballé avec soin un fragment de la Lettre à Léontion.
Épicure à Léontion, salut.
Quand on est jeune et belle, il ne faut pas remettre à philosopher et quand… [fin de la phrase illisible]. Mais, Léontion, la vigueur de ton esprit est telle que je n’imagine pas que tu puisses un jour perdre… [illisible]. La philosophie que nous avons si souvent étudiée et pratiquée ensemble t’a rendue sage parmi les sages et s’il est un être qui vit telle une déesse parmi les hommes, je n’en vois guère d’autre que toi, ô femme étonnante, fleur de mon Jardin.
Je ne reviendrai pas sur les premiers remèdes qu’il convient d’appliquer pour trouver le bonheur : tu les connais mieux que moi, toi qui n’as peur ni des dieux ni de la mort.
Il me faut en revanche revenir sur le troisième remède car certains esprits étroits l’ont mal compris et t’ont insultée en te traitant d’hétaïre alors que tu es une authentique philosophe. Est-ce parce qu’une femme sait s’adonner aux joies de l’amour sans pour autant aimer qu’on doive la traîner dans la boue des caniveaux d’Athènes ?
Platon a écrit tant d’inepties à propos de l’amour ! Il prétend que le véritable désir est le désir d’immortalité, pire il affirme que l’amour doit enfanter dans la beauté comme si le désir devait trouver sa fin naturelle dans la procréation. Mais moi, Epicure, je prétends que désirer l’immortalité est folie : il n’y a rien de plus vain que désirer l’impossible. Comment pourrait-on s’attacher à ce qui n’existe pas ? Celui qui saura renoncer à ce désir aura appris à vivre. La voie qui mène au bonheur se tient sous nos pas et non dans les étoiles. Mais je crois que tout esprit un peu averti comprendra que l’argument de mon prédécesseur n’est rien d’autre qu’un préjugé religieux. Or je l’ai répété maintes fois : les dieux sont loin de nous et ne se préoccupent pas de nos affaires. Nous n’avons par conséquent pas davantage à nous occuper des leurs. Examine maintenant le second argument du fondateur de l’Académie qui veut que l’amour véritable ait pour but la procréation. Quelle sottise ! Comme si les hommes et les femmes ne s’accouplaient pas uniquement pour satisfaire le désir qui les tenaille. Crois-tu, qu’au moment où je t’enlace, mon souhait principal soit de t’engrosser ? Je ne cherche qu’à jouir de ton corps et, je l’espère, à te permettre de jouir du mien. Car l’amitié est un grand bien. Je soutiens que non seulement les hommes ne songent pas à procréer mais que s’ils le font parfois, et comment nier qu’il existe de nombreux fous, ils le regrettent amèrement ensuite tant les enfants, petits ou grands, sont une source de troubles. Or comment accéder au bonheur quand notre âme est pleine d’agitations ? Mais, sur ce sujet comme sur tant d’autres, la foule n’a que des opinions délirantes.
Enfin on m’a traité de pourceau parce que j’invite des femmes de toutes conditions dans mon Jardin. Mais les femmes, riches ou pauvres, belles ou laides, sont tout aussi capables de philosopher que n’importe quel homme. Ce fou de Platon a empoisonné les esprits avec toute sa pédérastie car tu sais, Léontion, qu’il n’était sensible qu’à la beauté des jeunes éphèbes. La vue du beau sexe l’a toujours empli du plus vif dégoût. Comment s’étonner ensuite qu’il ait voulu l’impossible ? Quand je pense aux plaisirs naturels quoique non nécessaires que nous avons connu tant de fois ensemble, je ne peux m’empêcher d’avoir pitié de ce pauvre Platon et de son tonneau des Danaïdes. Si Platon n’est jamais parvenu à remplir son tonneau, n’est-ce pas tout simplement parce qu’il ne bandait pas assez ? De là à rêver de l’éternité, il n’y a qu’un pas.
Nous ne nous sommes sans doute jamais aimés au sens où les fous prennent ce mot. La passion amoureuse est un désir aussi vain que le désir d’immortalité. Mais nous avons tellement joui ! Ni le désir de gloire ni la crainte de la jalousie ne sont venus s’interposer entre nous. Et si tu allais voir le jeune Pythoclès le lendemain du jour où nous avions fait la bête à deux dos, quel mal y avait-il à cela ? Tu cherchais simplement à apaiser les troubles de ton corps. Tu me revenais ensuite encore plus souriante. Car il n’existe rien de plus désirable que l’ataraxie et l’aponie. Tu sais sans doute que je n’ai pas été insensible aux charmes du bel Apollonidès. Il nous est arrivé plusieurs fois de nous retrouver dans la même couche. La chaleur de nos corps nous rapprochait, nous nous branlions souvent, il a dû m’arriver quelquefois de jouer au petit Socrate avec lui, mais chaque fois sans chichi, sans dialectique, pour le seul plaisir d’apaiser nos sexes turgescents.
Léontion, tout n’est que hasard dans la nature : il n’y a ni destin ni finalité. Les corps se rencontrent, s’agrègent les uns aux autres, se défont à l’image de l’univers qui, nous le savons, n’est pas éternel.
Mais peut-être voudrais-tu que je revienne sur cette grande vertu qu’est la prudence. Tu…
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