Chefs-d’œuvre retrouvés de la littérature érotique : chaque semaine, Edouard Launet révèle et analyse un inédit grivois ou licencieux, voire obscène, surgi de la plume d’un grand écrivain.
Il n’y a guère de raisons de rapprocher la littérature de Michel Houellebecq de celle de Gustave Flaubert, si ce n’est celle-ci : les romans du premier mis en regard avec ceux du second permettent de mesurer l’évolution considérable des moeurs en un siècle et demi.
On sait que Flaubert eut maille à partir avec la censure et la critique pour des lignes qui, aujourd’hui, nous semblent bien anodines. Considérez pour commencer ce paragraphe extrait de L’Éducation sentimentale :
Il [Frédéric] avait envie de se jeter à ses genoux [ceux de Madame Arnoux]. Un craquement se fit dans le couloir, il n’osa. Il était empêché, d’ailleurs, par une sorte de crainte religieuse. Cette robe, se confondant avec les ténèbres, lui paraissait démesurée, infinie, insoulevable ; et précisément à cause de cela son désir redoublait.
Commentaire de Saint-René Taillandier dans La Revue des Deux Mondes lors de la publication du roman : « Ces mots vous révoltent, cette crainte religieuse et cette robe insoulevable vous paraissent un mélange du mysticisme et de lubricité véritablement nauséabond ; c’est la traduction exacte des sentiments équivoques au milieu desquels se traîne, languissante et honteuse, l’imagination de l’énervé. Après tout, s’il y avait ici l’étude d’une âme, les détails les plus fâcheux ne seraient pas sans excuse ; mais dans une chronique comme l’a conçue M. Flaubert, quelles impressions peuvent nous laisser les événements qu’il accumule, sinon des impressions de dégoût tempérées par l’ennui ? »
Ouvrez maintenant La Possibilité d’une île de Michel Houellebecq :
Elle [Esther] avait posé les pieds sur la chaise en face d’elle, écarté les jambes, elle ne portait pas de culotte et tout cela semblait naturel et logique, je m’attendais d’un instant à l’autre à ce qu’elle s’essuie la chatte avec une des serviettes en papier du bar.
Commentaire du ministre de la Culture de l’époque, Renaud Donnedieu de Vabres, alors que le roman venait de décrocher le prix Interallié : « Vous avez le courage d’affronter tous les problèmes de notre temps tout en conservant, au long de votre livre, une puissance narrative et cette sensibilité singulière qui touche tant de lecteurs. »
De la robe insoulevable que l’on condamnait hier à la chatte essuyable que l’on félicite de nos jours, il y a un chemin qui ne peut être mesuré qu’en unités astronomiques.
Souvenez-vous ensuite la fameuse scène du fiacre de Madame Bovary, cette folle cavalcade dans les rues de Rouen où les ébats sexuels d’Emma et de son amant Léon ne sont que suggérés par la course de la voiture. Elle se termine sur ces mots :
Et sur le port, au milieu des camions et des barriques, et dans les rues, au coin des bornes, les bourgeois ouvraient de grands yeux ébahis devant cette chose si extraordinaire en province, une voiture à stores tendus et qui apparaissait ainsi continuellement, plus close qu’un tombeau et ballottée comme un navire.
La Revue de Paris, qui publiait le roman en feuilleton, préféra censurer d’emblée tout le passage. Dans une lettre à l’écrivain, Maxime Du Camp se justifia ainsi : « Ta scène de fiacre est impossible, non pour nous qui nous en moquons, non pour moi qui signe le numéro, mais pour la police correctionnelle qui nous condamnerait net. »
Retour à Houellebecq et au délicieux XXIe siècle, avec cet autre extrait de La Possibilité d’une île :
Je ne bandais même pas assez pour qu’elle puisse me mettre un préservatif ; dans ces conditions elle refusa de me sucer, et alors quoi ? Elle finit par me branler, son regard obstinément fixé sur un coin de la pièce.
Plus loin, ce conseil avisé donné par un personnage féminin :
Que ce soit pour une masturbation, une pénétration ou une pipe, il faut, de temps en temps, poser ses mains sur les couilles de l’homme, soit pour un effleurement, une caresse, soit pour une pression plus forte, tu t’en rends compte suivant qu’elles sont plus ou moins dures.
Suite de l’éloge de Houellebecq par Donnedieu de Vabres : « Vous êtes aussi un grand romancier de l’amour. »
Il serait assez plaisant d’imaginer un Madame Bovary contemporain jaillissant de la plume de Houellebecq. Pas même besoin d’imaginer d’ailleurs car ce dernier s’est bel et bien amusé à réécrire la scène du fiacre pour La Revue des Deux Mondes, laquelle a décidément bien changé. Extrait :
– Où monsieur va-t-il ? demanda le cocher.
– Où vous voudrez ! dit Léon poussant Emma dans la voiture ; et la lourde machine se mit en route.
Léon commença par prendre Emma en levrette tandis que la voiture descendait la rue Grand-Pont. Lorsqu’elle traversa la place des Arts, il introduisit son index dans l’anus de sa partenaire en lui murmurant à l’oreille : « Devine qui est là. » Le fiacre s’arrêta court devant la statue de Pierre Corneille.
– Continuez bordel ! fit une voix qui sortait de l’intérieur.
La voiture repartit ; et se laissant, dès le carrefour Lafayette, emporter par la descente, elle entra au grand galop dans la gare du chemin de fer tandis que Léon déchargeait et qu’Emma se disait in petto : « Il n’est peut-être au fond nullement certain que je me suicide, je ferai peut-être partie de ceux qui font chier jusqu’au bout, d’autant plus qu’ayant suffisamment de pognon je pourrais faire chier un nombre de gens considérable. »
On n’ose imaginer ce que donnera une nouvelle réécriture de la scène dans un siècle et demi. Peut-être serait-il prudent de s’en tenir là, dans l’intérêt même de la littérature.
Édouard Launet
Chefs-d’œuvre retrouvés de la littérature érotique
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