Ettore Sottsass, qui aurait cent ans s’il n’était disparu en 2007, est toujours présent. Il y a toujours une exposition Sottsass quelque part. N’a-t-on pas déjà montré beaucoup de l’œuvre de ce maestro italien, de cet architecte, designer, photographe et écrivain, né à Innsbruck en 1917 ? Presque tout raconté de son histoire de près d’un siècle, tout son travail avec l’entreprise Olivetti, dont sa célèbre et iconique machine à écrire Valentine rouge ? Il nous a entrainé dans ses voyages, aux États-Unis sur la piste de la Beat Generation. En Inde, d’où il reviendra très malade, ce qui le poussera à créer les Céramiques des ténèbres et les Céramiques de Shiva. Presque tout raconté sur sa façon de rompre avec l’industrie, lui qui est alors devenu « un artiste-artisan nomade libéré de l’usine ». Sa manière à lui d’être radical et utopiste a marqué deux générations de designers et d’artistes, il a participé dans les années 60-70 aux mouvements de l’anti-design italien et aux contre-écoles : Global Tools, Alchimia, Archizoom et Superstudio : « Le contre-design est une rage, disait-t-il, ou mieux, un ennui, ou peut-être un désespoir, une raillerie. »
Pour lui le design, c’était la vie : « Faire du design, ce n’est pas donner forme à un produit plus ou moins stupide pour une industrie plus ou moins luxueuse. Pour moi le design est une façon de débattre de la vie. » Ce qu’il fit quand il créa en 1981 le mouvement Memphis : « Devions-nous rester des “servants” de l’industrie ? Memphis, c’était beaucoup de discussions, d’ironie, d’utopie. Nous avons défini un nouveau vocabulaire de couleurs, de formes asymétriques, avec le mariage de matériaux différents. Memphis a ouvert un horizon plus large, comme si nous étions sortis du centre-ville bien propre du design pour aller vers des périphéries nouvelles incertaines… »
Ses paysages de céramiques, de vases, autant de totems contemporains colorés, ses meubles Memphis et suivants, comme l’étagère Carlton ont prouvé qu’il concevait à toutes les échelles – quelques maisons, des armoires, des poteaux habités, des chaises, des céramiques. Pas toujours pour aboutir à un produit, mais pour « manifester et susciter des idées ». Son œuvre enchante toujours l’histoire du design, entre poésie et humour : « Je suis convaincu que pour détruire quelque chose le mépris ou la moquerie sont beaucoup plus forts et plus efficaces que la balle d’un pistolet. »
Mais si on retourne une fois de plus voir « du » Sottsass, c’est pour refaire un petit bout de chemin avec lui, ici un flashback dans les années cinquante. Surtout pour découvrir des émaux peu connus, jamais montrés à Paris. L’Institut culturel italien présente Smalti, une exposition conçue par Fulvio et Napoleone Ferrari, collectionneurs et fondateurs du musée Casa Mollino à Turin, et amis et experts de Sottsass. Cette soixantaine de pièces originales a été produite pour l’inauguration de la galerie Il Sestante, à Milan, en 1958. Tandis qu’il travaille dans le même temps pour Olivetti, il se donne déjà, et très vite, la liberté de l’artiste, en explorant les cultures primitives, les symboles. Cette présentation est complétée par une série d’esquisses autographes, colorées par le designer lui-même avec des pastels à la cire aux tons très vifs.
Ces petites pièces sont mises en valeur sur des présentoirs, sortes d’autels, où se répondent vases et assiettes, couleurs et traits, émail et bois. Les tons ne sont pas ceux de Memphis, francs, on n’y retrouve pas le rouge vif Sottsass, mais des nuances plutôt terrées, denses, parfois sombres. Les contrastes sont favorisés par les compositions géométriques et les bandes que le designer aligne tout le long de ces petits totems. Dans l’Hôtel Galliffet où les scénographies ont toujours du mal à se déployer dans ce style Louis XVI néoclassique encombré, ces émaux, inspirés de diagrammes tantriques, réussissent à imposer leur force, leur petite échelle, leur simplicité, leur profondeur, leur délicatesse, pour faire régner une lenteur, un silence, un mystère, un apaisement. Chacun, chacune y projette sa propre sensation, vision, émotion.
On pourrait entendre Sottsass quand il évoquait la première fois où il avait vu une laque japonaise : « C’était il y a fort longtemps, dans une boutique quelque peu délabrée et très snob de Kyoto. En entrant, je fus frappé par le silence, la lumière poussiéreuse qui entrait par la fenêtre, une odeur légèrement chimique et très naturelle à la fois et enfin par une palette chromatique curieuse : noirs, rouges foncés et bruns profonds. » On se souvient aussi de ce que disait de lui un autre designer italien, Alessandro Mendini : « Ses objets sont parents du langage des hippies, des Hindous, des astronautes et des civilisations anciennes disparues. »
Sottsass aurait pu répondre : « J’ai toujours pensé que le design commence là où finissent les processus rationnels et où commencent ceux de la magie. » Sur ces émaux précis, on peut lire, dans cette exposition, les mots de l’écrivain Fernanda Pivano, sa première épouse : « Mais c’est alors que ses disques, ses soleils, ses lunes, devinrent pour lui des symboles chargés de mémoire : la roue de la vie de Bouddha et la représentation magique d’un élément qui invite l’esprit à se concentrer, à s’isoler des troubles contingents insignifiants, pour se diriger vers des sphères plus conscientes, vers l’absolu et la transcendance. »
Toute sa vie, Sottsass a fait parler les couleurs, sur tous les matériaux, au croisement de l’art, de l’architecture et du design : « Les couleurs sont comme des mots. Avec elles, vous pouvez peindre, faire passer un message, des émotions. Faire appel à tous les sens. »
Si la rétrospective qui devait lui être consacrée en avril au Stedelijk Museum à Amsterdam, est annulée, il y aura encore et encore des expositions Sottsass. Depuis octobre, on peut « marcher dans ses rêves » à la biennale d’architecture d’Orléans et voir sa série d’armoires Superbox de 1966, leur géométrie sculpturale, leurs couleurs saturées. Regarder aussi ses photographies Metafores qui ont saisi dans le désert, des constructions éphémères et fragiles en brindilles, rubans, feuilles, cailloux, pour chanter la précarité des choses. S’arrêter encore, à la Médiathèque, devant le vrai petit pavillon fonctionnel des architectes italiens 2A+P/A, reconstitué à partir d’un des dessins de Sottsass, Architettura monumentale, 2002.
Le charisme de l’homme Sottsass, la magie de ses objets s’expriment dans sa manière visuelle de nous parler, où s’entremêlent sa parole et son travail. Pour s’ouvrir aux autres. Créer du désir. La conversation avec Ettore Sottsass continue.
Anne-Marie Fèvre
Design
Ettore Sottsass. Smalti, 1958, Institut culturel italien, Hôtel de Galliffet, 50, rue de Varenne, 75007 Paris, jusqu’au 28 mars.
Biennale d’architecture d’Orléans, « Marcher dans le rêve d’un autre », jusqu’au 1er avril 2018.
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