Le match commence et l’enfant dort.
L’enfant dort souvent, l’enfant n’a que huit mois.
Je me dis qu’elle n’a encore jamais connu la France championne du monde. En 1998, ma fille n’était même pas une décision.
Plus tard, elle pourra dire qu’elle a vécu l’Euro 2016 à domicile, mais elle ne le sait pas encore. D’ailleurs, elle ne le vit pas vraiment.
Tandis que les deux équipes entrent sur le terrain lyonnais, tandis que son père et moi avons l’oreille aux hymnes français et irlandais, tandis que le monde entier vit l’instant sur écran plat, anti-reflet, 16/9ème, led, 3D ou juste l’écran au format timbre-poste d’un smartphone, tandis que la question est à savoir qui accèdera aux quarts de finale… l’enfant rêve. De quoi rêve-t-on à huit mois ?
Je suis heureuse qu’elle échappe au défilé des partenaires de l’évènement, chaque page publicitaire s’achève avec l’énumération des pneus, restaurants de restauration rapide, voitures et autres boissons gazeuses devenus fournisseurs “officiels” de l’Euro, même si aucun joueur ne conduira jamais ladite voiture. Quand l’enfant aura huit ans, ou même dix-huit, peut-être qu’avant de tirer un pénalty les joueurs auront par contrat l’obligation de mâcher un chewing-gum Hollywood, le tout en jetant le papier face caméra bien sûr.
Le match commence, nous faisons nos pronostics, c’est notre rituel. Il faut qu’ils soient différents, sinon “c’est pas du jeu”, comme disent les enfants. Seuls les matchs de foot savent nous captiver autant que l’écran du babyphone qui éclaire notre chambre le soir.
J’aime les supporters irlandais, rien n’a jamais l’air grave avec eux, la vie est un jeu, la vie est une pinte de bière arrosée de chants de guerre en plastique, la vie ne fait jamais mal pour un supporter irlandais. Le supporter anglais est plus violent, plus jusqu’au-boutiste. Pour lui, quelque chose de terriblement important se joue sur le terrain, quelque chose qui relève de la question d’honneur, presque de la conquête.
Comme le match est important, je décide de prendre à mon compte le pronostic du chien, ça fait doubler mes chances de victoire. Je réinvente le numéro complémentaire du loto. Me voilà partie pour une victoire de la France à 1-0 à mon compte, et à 2-1 pour celui de mon chien.
La partie adverse prend acte.
La partie adverse s’amuse de mes tricheries de gamine. Alors, plutôt que d’entrer en guerre contre l’impossibilité animale, il décide de s’adjoindre une équipière de 70 centimètres.
Ça sera donc père et fille contre maîtresse et chien. Je me dis qu’il y a quelque chose de la lutte des perspectives dans l’intitulé : les rangés contre les débauchés. J’en ris. Le père aussi.
Le match commence.
Une minute, deux, faute de Pogba (je précise à mon chien que c’est un milieu offensif de l’équipe de France, mon chien n’est pas très au fait de ces choses-là), but de l’Irlande, 1-0 pour eux. Par la voix de son père, l’enfant a visé un 3-1 pour la France, le père un 3-0. De nos équipes improvisées, il ne reste déjà plus que le chien et l’enfant en lice. À la 2ème, c’est une leçon d’humilité pour nous, pour l’équipe de France aussi. On a les leçons que l’on mérite, je pense.
Le jeu est poussif, l’équipe de France manque de rapidité dans ses attaques, de vitesse dans l’animation de son jeu. Tout ça est trop jeune, je me dis que c’est amusant de compter que l’équipe de France, dans sa forme actuelle, a l’âge de ma fille.
On s’ennuie, l’esprit s’évade, même le chien trouve le temps pesant.
L’enfant remue, elle s’agite. Endormie, elle se tourne, se retourne, geint, semble s’extasier… Quelles images a-t-elle devant les yeux ? Quelle aventure fantastique son inconscient lui construit-il ? Quelque chose de plus solide et merveilleux que la défense française qui vient de se faire surprendre par une percée irlandaise finalement sans conséquence. L’équipe de France, malgré sa fraîcheur, semble solide. Ma fille aussi.
La mi-temps arrive comme une délivrance, la tension retombe, on sait bien que Didier Deschamps ne laissera pas le groupe s’abandonner. Il est père d’une formation de neuf mois, parent comme nous, il a ce devoir de guider son enfant, il ne l’abandonnera pas.
Le goûter remplit le biberon, bébé s’éveille au son du lait qui remue dans le plastique, rien n’est si fin que l’oreille d’une petite fille de presque neuf mois, surtout quand on parle du lait de quatre heures. Le chien n’attend rien de la mi-temps, le chien s’en fout.
Le match reprend.
Antoine Griezmann va changer l’avenir de son équipe en quatre minutes.
Ce garçon de 25 ans a tout pour faire rêver les hommes autant que les femmes, une sorte de Beckham modernisé au talent et à la précision imperturbables. Le génie reconnaît son idole, la légende dit que l’on doit au Spice Boy qui ne quittait jamais ses maillots à manches longues de ne pas voir davantage de la peau laiteuse du jeune Antoine. Étrange de se dire que, quand l’enfant sera en âge de vraiment comprendre l’enchaînement des générations, Griezmann aura peut-être à son tour trouvé son propre poulain qui, comme lui aujourd’hui, portera le numéro 7 de Beckham.
Pour l’heure, c’est son moment : il enfonce le ballon dans les buts de la République Irlandaise à la 58ème d’un mouvement de tête qui donne l’impression d’une démence déraisonnée, de ces gestes que font les fous dans les asiles quand, prisonniers des camisoles, ils jettent leur crâne de toutes leur force contre les murs disponibles.
À quoi pense-t-on à l’instant de jeter sa tête la première dans un ballon de cuir lancé à pleine vitesse dans les airs ? Peut-être que le chien sait. Le chien jette souvent sa tête dans les ballons. Le chien ne marque jamais de but mais il pourrait.
Le gaucher de l’équipe de France, le beau gosse aux manches longues, le bambin-sauveur exulte. Mais il ne lâche pas, il ne lâche rien, il veut la victoire. Le chien se lève, sa victoire approche avec celle du gamin des bleus. Déviation d’Olivier Giroud, frappe croisée, 61ème minute et Griezmann devient légende. But. Le deuxième. Le môme vient d’enchaîner deux buts en trois minutes.
Les supporters français remuent dans le poste, il en déborde de partout, du bleu-blanc-rouge plein l’écran.
L’enfant garde les yeux fixés sur ses rêves, les biberons la réveillent plus sûrement que les prouesses des hommes de Deschamps.
Le chien se lève, passe devant l’écran, jette un œil au père, passe la tête au-dessus du berceau de l’enfant, semble satisfait de son sommeil serein, me toise avec la pédanterie d’un gosse prétentieux et marche vers la cuisine le pas sûr, sa carrure de braque en héritage.
Il restera le grand vainqueur de la rencontre jusqu’à la fin du match.
2-1 pour la France, le chien avait raison.
Au bout du compte, les chiens ont toujours raison.
Tristane Banon
Tristane Banon est romancière, nouvelliste, journaliste et chroniqueuse. Son premier roman, J’ai oublié de la tuer (2004), paru aux Éditions Anne Carrière a été sélectionné au Festival du Premier roman de Chambéry en 2005. Love et caetera (2015) est sorti aux Éditions de l’Archipel.
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