– Sima, m’expliqua Abel, est l’adelphe de Alan, mon créateur. Son pseudonyme reprend le nom d’un peintre surréaliste. Sima représente l’antithèse parfaite de Mr. Cross : Esthète, artiste à succès, athée, vivant près de Market street à San Francisco, d’une intelligence créatrice impressionnante, bien à gauche de Bernie Sanders. Les maths ne sont pas son fort, c’est le moins que l’on puisse dire, mais il s’agit d’un des esprits les plus fins que je connaisse. Je lui ai mentionné tes recherches, et l’aspect philosophique lui parle ; mais ce qui l’intéresse le plus, ce sont les dessins de Corty, ou plutôt « ce que quelqu’un doté d’un peu de talent et de goût pourrait en faire » (désolé Corty, je ne fais que citer ses mots). Sima veut absolument échanger avec vous et je pense que c’est une bonne idée. Cependant….
– Cependant ?
– Cependant il faut savoir que Sima est extrêmement sensible à la question du genre, et considère toute interrogation ou présupposé quant à sa propre identité sexuelle ou de genre comme une intolérable violation de son intimité. Un mot de travers, une allusion, et la communication est coupée. Beaucoup s’en sont mordus les doigts. Comme tu es français…
– … Et donc sexiste, macho, voire transphobe ou homophobe…
– Ce n’est pas du tout ce que j’avais en tête. Comme tu es français tu n’as peut-être pas autant que moi l’habitude du politically correct sauce Californienne. Je voulais juste te prévenir. Il serait dommage que votre dialogue soit perturbé par une erreur de forme.
– Dont acte, et je te remercie de cet avertissement. Je ferai gaffe. Et maintenant ?
– Maintenant je vous connecte tous les deux avec moi. Sima préfère discuter par écrit avec les inconnus, et moi ça m’intéresse.
Vous qui me lisez, avant de vous relater mon entretien avec Sima, je vous prierai de vous souvenir que ce dialogue – et celui qui précède – eut lieu en anglais étatsunien, langue qui se prête plus facilement que la nôtre à la neutralité de genre. Il me faut donc traduire. La facilité serait peut-être d’adopter le français dit « inclusif », mais je me refuse absolument à utiliser cette horreur syntaxique et son point central en hachoir qui massacre notre langue, mutile les mots et tranche tout lien entre l’oral et l’écrit, le tout sans aucunement résoudre le problème bien réel auquel elle est censée remédier. De fait, ce qui trahit le sexisme ou les préjugés de genre sous-tendant un texte n’est à mon avis pas tant la grammaire que le lexique et surtout le fond. La première offre des solutions élégantes, comme l’accord de proximité ou les sujets multiples. Le second aussi, pour peu que l’on se donne un peu de mal : « adelphe » pour désigner un enfant issu des mêmes parents en est un bel exemple, qui offre une traduction idéale de l’anglais sibling. Quant au fond, il transparaitra quels que soient vos efforts : rien ne sert de promouvoir la lettre inclusive (ou bienveillante) si l’esprit ne l’est pas.
Bien, ça c’est dit, je m’en remets donc à ma langue maternelle pour ce qui suit, et revenons à nos moutons : voici la transcription de mon entretien avec Sima, telle qu’Abel a eu la gentillesse de me l’envoyer.
SIMA : Bonjour Yannick ! j’avais hâte de discuter avec vous. Abel m’a présenté votre travail ; je ne prétends pas tout comprendre aux équations (rien du tout en fait), en revanche votre démarche expérimentale métaphysique m’intéresse au plus haut point, ainsi que les dessins principalement dus, si je comprends bien, à votre cortex visuel que je salue au passage.
YANNICK : Bonjour Sima. Je suis ravi de cette rencontre. Je suis malheureusement au regret de vous informer du fait que Corty, qui nous lit, me fait part de sa consternation…
SIMA : …A cause d’une remarque certes un peu déplacée, mais surtout sortie de son contexte par Abel. Corty, je vous présente mes excuses. Sachez avant tout que je n’ai aucun préjugé envers les consciences partielles. De fait plusieurs de mes intimes, à mon humble avis, sont des consciences partielles (quoique à leur insu). Reste, cependant, que l’esthétique ne semble pas avoir guidé la plupart de vos choix graphiques ; or, si je ne m’abuse, elle pourrait vous apporter un éclairage intéressant.
YANNICK (et Corty): Nous sommes tous yeux.
SIMA : Tout d’abord, une remarque en passant. Lors de vos derniers échanges oniriques avec Galois, vous avez passé beaucoup de temps à étudier ce petit filet à six points, là…
YANNICK : Vous voulez dire un treillis ? Le tout petit treillis de concepts subjectifs qui nous servait d’exemple ?
SIMA : C’est cela. Or, ce treillis offre une caractéristique visuelle immédiate que nul d’entre vous ne semble avoir remarquée. Peut-être a-t-elle son importance.
YANNICK : Qu’avez-vous en tête ?
SIMA : Le fait que si on tourne ce dessin de 180°, en faisant pivoter le haut vers le bas, on obtient le même dessin. Un peu comme avec une symétrie, sauf que le sens des flèches est inversé. Regardez :
YANNICK : Vous avez raison ! Bizarre que nous ne l’ayons pas vu avant, en effet. Je me demande bien si c’est un hasard que le plus petit treillis de concepts subjectifs ait cette propriété. J’en parlerai à Galois. Merci pour cette observation.
SIMA : Je vous en prie. Mais ce qui m’intéresse le plus, c’est votre histoire de treillis de Galois, là. Si je comprends bien, l’idée est que des concepts pourraient se former à partir d’ensembles d’objets ayant ou non certaines propriétés ; un concept se définit par son extension (les objets qu’il regroupe) et son intention (les propriétés qu’ils ont en commun). C’est bien cela ?
YANNICK : Mais tout à fait.
SIMA : Cela m’a paru porteur, et je cherchais justement un nouveau concept (le mot est juste) pour ma prochaine série de web art. J’ai donc cherché à illustrer cette idée en reprenant l’exemple que vous aviez donné d’un monde simple dans lequel chaque objet peut avoir une forme – triangle ou cercle – et une couleur – rouge ou bleu. En m’inspirant de vos notes, j’ai créé ceci :
Tout de même, ça vous a un peu plus de peps que vos sinistres tableaux, non ?
(Corty intervint ici avec une remarque acerbe que je fus seul à lire et m’abstins de rapporter).
YANNICK : …Euh…. Oui oui, tout-à-fait. En tout cas on reconnait bien l’exemple que nous avions étudié quand nous avons parlé de négation. L’espèce de grenade bicolore en bas, c’est le concept impossible, n’est-ce pas ? Celui qui représente toutes les formes et toutes les couleurs en même temps. Le nuage rouge représente les formes rouges, et la pyramide incolore les triangles des deux couleurs. Le nuage incolore représente le concept de « quelque chose », ou plus précisément de forme colorée. Vous avez parfaitement capturé l’idée.
SIMA : Certes, mais ce dessin est malheureusement très insatisfaisant, esthétiquement et même, bien que cela soit secondaire, logiquement. D’ailleurs je ne l’ai pas signé.
YANNICK : Pourquoi cela ?
SIMA. Eh bien, vous ne voyez rien qui vous choque là-dedans ?
(Je censurai une réponse pleine d’esprit mais bien peu diplomatique de Corty).
YANNICK : Non… pas vraiment.
SIMA : OK. Pas à pas, donc. Diriez-vous qu’il y a un concept de « rouge », dans ce treillis ?
YANNICK : Oui, le nuage rouge dont je viens de parler. Son extension contient la pyramide et la sphère rouges ; son intention est la propriété « être rouge ».
SIMA : Parfait. Nous avons également un concept pour « bleu ». Mais avons-nous aussi un concept de couleur ? Quelque chose qui représente ce qu’il y a de commun entre « rouge » et « bleu » ?
YANNICK : Euh… le nuage incolore, tout en haut.
SIMA : Dans ce cas, où est le concept de forme ?
YANNICK : Attendez… Ah, je vois où vous voulez en venir. Nous avons un concept de triangle et un concept de cercle, mais le seul concept candidat pour représenter une forme, c’est encore le nuage incolore.
SIMA : Exactement. Vous n’avez qu’un seul et même concept pour représenter une forme, une couleur, et quelque chose en général. Et ça, c’est inacceptable.
YANNICK : Vous trouvez ?
SIMA : Pensez-y. Vous êtes supposé vivre dans un monde où le seul point commun possible entre deux objets est leur forme ou leur couleur. Vous voudriez me faire croire qu’il n’y a aucune différence entre le concept de forme et le concept de couleur ? Vous ne pensez pas que ces deux notions seraient centrales à toute conscience, et bien différenciées ? Vous pensez qu’un esprit ne verrait pas plus de proximité entre les concepts « rouge » et « bleu » qu’entre « rouge » et « triangle » ? Votre treillis rend ces concepts tous symétriques, interchangeables, et ne prend pas en compte que – d’après votre cortex visuel lui-même – les circuits neuronaux qui perçoivent formes d’un côté et couleur de l’autre sont bien différents.
CORTY (non censuré pour une fois) : Là, je suis bien d’accord. Une forme et une couleur, ça n’a rien à voir.
SIMA : Et il y a pire encore. Vous obtiendriez exactement le même dessin si chaque forme, au lieu d’avoir une couleur, émettait une note comme « do » ou « la ». Maintiendrez-vous que « triangle » et « do » ont le même rapport que « triangle » et « cercle » ? Que le concept de note se confond avec le concept de forme ?
YANNICK : Vu comme ça…
SIMA : Quand j’ai remarqué ça, cela m’a rappelé ce qu’a dit votre génie onirique, là, Everett…
YANNICK : Evariste.
SIMA : Oui, lui. Il a évoqué plusieurs fois son sentiment qu’il manquait des concepts. Eh bien voilà. Nous y sommes.
Je commençais à me dire que cette discussion, tout déroutante qu’elle fût, valait vraiment le coup.
YANNICK : Vous pensez que ces concepts manquants, ce sont la forme et la couleur ?
SIMA : Entre autres. Pas seulement. L’esthétique a ses exigences. Il faut nourrir ce dessin ; il manque d’équilibre, de balance, de structure. Si on veut qu’il soit complet, il faut y ajouter plus de choses. D’instinct, voici ce que cela m’a inspiré :
SIMA : Alors, qu’en pensez-vous ? Je l’ai intitulé « Le Songe d’Everett ». Je sais, ce n’est pas le bon nom, mais c’est trop tard pour changer. D’ailleurs Everett, ça évoque la physique quantique, l’interprétation des mondes multiples, tout ça. Très bien ça, la physique quantique, très porteur.
Je restai abasourdi.
Corty aussi.
Notre abasourdissement (c’est un mot, ça?) s’éternisa. Un long moment.
Il fallait dire quelque chose. Vite. SIMA est susceptible, m’avait glissé Abel.
SIMA : Je comprends, vous êtes sans voix. Mon art fait souvent cet effet aux gens, je dois le reconnaître. Mon ou ma galeriste a eu la même réaction, mais j’ai déjà vendu 17 NFT à 1000$ pièce. Cela doit signifier quelque chose.
YANNICK : Euh… Certainement. Je n’en doute pas. Voudriez-vous, peut-être, nous commenter un peu cette pièce ? Quels concepts sont représentés ici ?
SIMA : Ouh là, ce n’est pas comme ça que je travaille. Je vous l’ai dit, c’est avant tout mon intuition qui parle. Je me suis simplement posé la question : quels concepts manquent ? Et hop, l’œuvre est venue d’elle-même. Pour moi, la couleur est la grenade incolore à droite, et la forme le nuage bicolore à gauche. Mais je serais bien incapable de vous dire pourquoi. En revanche, ce que je peux vous affirmer, c’est que ce dessin est juste. D’ailleurs, comme il m’a été inspiré par votre travail, je voulais vous en offrir une reproduction en haute définition, et le NFT qui va avec. En échange de votre renonciation à tous droits sur l’œuvre et ses éventuels dérivés, cela va sans dire.
CORTY : Yannick, il y a quelque chose d’important dans ce dessin. Je n’arrive pas à mettre le doigt dessus, mais je pense que nous devrions l’étudier de près avec Galois.
YANNICK : Je te crois sur parole, Corty. Sima, un grand merci à vous.
SIMA : Je vous en prie. C’était un plaisir de discuter avec vous ; Abel me tiendra au courant de vos avancées, pour lesquelles je vous souhaite bonne réussite. Nous reparlerons bientôt je l’espère, mais je dois vous laisser ; j’ai un appel de mes fiscalistes.
(à suivre)
Yannick Cras
P.S. Sima m’a demandé par la suite de préciser que les symboles utilisés dans ses œuvres ne sont pas originaux (par manque de temps) mais trouvés sur Internet et retravaillés par la suite. Pour la tranquilité d’esprit des juristes en propriété intellectuelle qui pullulent dans le coin, il convient d’ajouter que ces images sont d’auteur ou autrice inconnue, et publiées sous licence Creative Commons CC BY-SA ou BY-NC.
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