– Rebonjour ! écrivit Corty le lendemain matin, alors que je mettais à jour mes notes. J’ai eu le temps de mettre mes idées en ordre. Ça t’intéresse ?
– Bien sûr, répondis-je. Sauf si c’est pour te moquer de moi. J’ai assez la gueule de bois comme ça, n’en rajoute pas.
– Ce n’est vraiment pas mon genre, enfin ! Ce soupçon me peine.
– C’est cela. Allez, vas-y.
– Bon. Quand nous avons imaginé le champ visuel de Delta, nous avons décrété qu’elle pouvait voir trois éléments visuels – forme colorée ou case vide – à gauche, à droite et au centre de son champ de vision. Comme ces éléments visuels peuvent se répéter, nous avons modélisé cela avec des « sacs », des ensembles où le même élément peut apparaître plusieurs fois. Nous en avons dérivé des concepts comme « deux triangles bleus à gauche et à droite » ou « une forme colorée et deux cases vides ». Juste ?
– Juste. Mais je sens que nous sommes tous les deux un peu réticents par rapport à ce modèle ; et Galois aussi, j’en jurerais. Il paraît un peu fait sur mesure, on se demande d’où il sort, et il n’exprime pas des choses comme « deux formes identiques ».
– Absolument. Or notre conversation nocturne m’a permis de comprendre pourquoi, et peut-être de proposer une solution alternative.
– Je suis tout œil.
– Vois-tu, nous avons fait comme si les trois éléments visuels apparaissaient à Delta d’un seul coup, comme si le percept visuel entier était un objet unique et indivisible. En même temps, nous avions besoin d’un moyen de rendre compte des similitudes, voire de l’identité, entre ces trois éléments visuels. C’est ce qui nous obligé à adopter un formalisme ad-hoc aussi abstrait, que nous n’avions jamais utilisé auparavant. Galois dirait que nous avons manqué à l’économie conceptuelle, et que nous n’avons pas suffisamment cherché à réemployer ce dont nous disposions déjà.
– Mettons. Et ?
– Eh bien, je crois que cette histoire de changement, d’événement, peut nous donner un autre moyen d’exprimer les percepts et concepts visuels de Delta. Il se trouve que moi, par exemple, je ne perçois pas vraiment les scènes d’une manière aussi globale que ce que nous avons défini ensemble pour Delta. Toi oui : tu sais immédiatement qu’il y a, disons, un triangle gauche et un carré à droite de ton champ de vision. Mais moi, je travaille, pendant ce temps-là. Tu sais c’est qu’est une saccade oculaire ?
– Un mouvement très rapide des yeux ? Volontaire ou inconscient ?
– Exactement. Il a pour objectif d’amener l’image d’un objet en face de la fovéa, où elle sera le mieux focalisée. Notre exploration du monde visuel repose en grande partie sur des saccades, dont la plupart te sont totalement inconscientes. C’est mon boulot à moi de les déclencher en fonction de ce qui apparaît dans notre champ visuel, des milliers de fois par jour. Quand tu lis, par exemple, je dirige ton regard par saccades le long du texte, plusieurs fois par secondes. Ce sont ces saccades qui te permettent de fixer ton attention sur un détail de ton champ visuel, comme un mot donné ; ta vision périphérique, elle, ne te donne qu’une information plus floue.
– J’ai pourtant bien l’impression qu’un paragraphe, disons, m’apparaît dans sa globalité.
– Grâce à moi. Mais c’est une illusion. En suivant la direction précise de ton regard, il est possible, par exemple, de changer un mot du texte là où tu ne regardes pas, et tu ne t’en rendras jamais compte.
– Soit. C’est toi le spécialiste, je te crois. Alors ?
– Alors, je me suis dit qu’on pourrait modéliser le champ de vision de Delta en y intégrant la direction de son regard. Au lieu de dire que Delta voit « un triangle rouge à gauche, un espace vide devant, un carré bleu à droite », on pourrait dire que « quand Delta regarde à gauche elle voir un triangle rouge ; si elle regarde devant elle voit un espace vide ; si elle regarde à droite elle voit un carré bleu ».
– Ce n’est pas la même chose ?
– Pas tout-à-fait. Dans ce que je propose, un percept visuel n’est plus un groupe de trois éléments visuels, chacun dans une direction. A chaque instant, le regarde de Delta est fixé dans une direction, et elle perçoit l’élément qui s’y trouve. Par exemple : « Delta regarde devant et voit un espace vide ». Mais l’astuce, c’est que le regard de Delta change très souvent et très vite, plus vite que son environnement ou ses propres mouvements. Juste après, nous aurons donc un autre percept : « Delta regarde à gauche et voit un triangle rouge ». Puis, l’instant d’après : « Delta regarde à droite et voit un carré bleu ».
– Hmmm…
– Disons donc que, à chaque instant, la perception visuelle de Delta est fournie par deux récepteurs principaux : l’un, kinesthésique, qui identifie la direction de son regard, et un pour l’élément visuel qui s’y trouve. Ce dernier, bien sûr, capable de distinguer entre une forme colorée et un espace vide, et d’analyser la forme et la couleur d’une forme colorée. Tu es d’accord que tout ça peut, in fine, se décrire par le produit des états d’un certain nombre d’indicateurs de type « oui/non », ou « actif/inactif » ? Par exemple, « Delta regarde à gauche (oui ou non) », « Delta perçoit des photons rouge », « Delta voit un carré », « Delta voit un espace vide » ?
– Je suppose que oui. Il y aurait un grand nombre de combinaisons physiquement impossibles, cependant : Delta ne peut pas regarder en même temps à gauche et à droite, ni percevoir à la fois un triangle et un carré, ou à la fois un espace vide et un triangle. Mais je suppose que ce n’est pas un problème : ce type de percepts n’apparaîtra simplement jamais. En revanche, comment représenter les concepts abstraits que nous avions déjà ? Par exemple « un triangle de couleur quelconque à gauche » ?
– En ignorant l’état « oui/non » des indicateurs de couleur, dans ton exemple. Ça donnerait « regard à gauche actif, regard à droite inactif, regard devant inactif, triangle actif, carré inactif, cercle inactif…, récepteur de bleu quelconque, récepteur de rouge quelconque, récepteur de vert quelconque ».
– Ah. Et la notion de forme triangle, que Le songe d’Everett représentait par « triangle de couleur impossible », se représenterait ici par « regard gauche impossible, regard devant impossible, regard droite impossible, triangle actif, carré inactif, cercle inactif, etc., récepteur de bleu impossible, récepteur de rouge impossible, récepteur de vert impossible ». C’est bien ça ?
– Voilà. Et comme nous avons maintenant un produit d’indicateurs de type « oui/non », nous pouvons utiliser l’astuce de Galois. Pour chaque indicateur « oui/non » nous en ajouterons un nouveau pour percevoir s’il a changé d’état, puis un troisième pour savoir si celui-là a changé d’état, voire d’autres si nécessaire.
– OK.
– En reprenant la notation simplifiée que nous avons esquissée cette nuit, la suite d’événements que je te décrivais peut donc se résumer ainsi :
(Droite, Carré bleu) < (Gauche, Triangle rouge) < (Devant, Espace vide)
Autrement dit, à cet instant, Delta voit un carré bleu mais se souvient d’avoir vu le triangle rouge et même l’espace vide. Elle a donc une perception globale de son champ visuel, même si elle n’en regarde qu’un élément actuellement. Le tout sans devoir ajouter de nouvelle notion comme des ensembles ou des « sacs » : nous ne manipulons que des treillis simples, en exploitant une notion d’événement, avec ces indicateurs de changement d’état, qui est de toute façon centrale à en croire le caillou.
– Soit, c’est élégant, mais en quoi est-ce que ça résout nos problèmes ?
– Imagine maintenant qu’il y ait la même forme colorée à gauche et à droite, disons un carré bleu. Quand le regard de Delta se déplace de gauche à droite, tout le reste est inchangé. La perception de Delta sera quelque chose comme « regard gauche actif changé, regard droite inactif changé, triangle actif inchangé, récepteur bleu actif inchangé, récepteur d’espace vide inactif inchangé… ». En fait, dans cet exemple, tous les indicateurs « oui/non » qui déterminent la perception de Delta sont inchangés, sauf ceux qui décrivent la direction de son regard. C’est un cas particulier d’un concept visuel que voici : « Regard changé de gauche à droite, aucune autre perception changée ». Ce concept exprime qu’il y a le même élément visuel à gauche qu’à droite. Et ça, mon cher, c’est exactement ce qui nous manquait.
– Hmm. Oui, je vois, mais ça va nous faire beaucoup de concepts tout ça. Par exemple, si Delta regarde à droite puis à gauche et voit la même chose, nous aurons un autre concept, « regard changé de droite à gauche, tout le reste inchangé », ce qui veut dire « même élément visuel à droite qu’à gauche ». Or moi je ne vois pas de différence entre ce concept-là et celui dont tu viens de parler.
– En effet, et c’est normal. Tu ne sais même pas que ton regard se fixe sur une direction ou une autre en premier. Le monde physique, extérieur, se fiche bien de la manière dont tu le regardes ; tout ce qui se passe quand tu regardes à droite en premier se passera de la même manière si tu regardes à gauche en premier, d’autant plus que ce sont des mouvements très rapides durant lesquels pas grand-chose ne bouge, en général. Ces deux concepts sont donc isomorphes ; ils sont reliés de la même manière à tous tes autres concepts subjectifs. Comme nous l’avons déjà établi, ils sont donc subjectivement identiques, ce que nous avons appelé équivalence conceptuelle, tu te souviens ? Exactement comme pour l’histoire des niveaux de gris, quand plusieurs combinaisons d’état de récepteurs étaient équivalentes. Ce que tu obtiens à la fin, subjectivement, c’est un seul concept : « même élément visuel à gauche et à droite ». En généralisant toutes les combinaisons de direction du regard, tu obtiendras « le même élément visuel apparaît deux fois dans la même scène ». Et voilà : un concept de « deux » parfaitement défini, au moins pour ce qui concerne le regard !
Diable. Il a raison, le bougre. Le simple fait de savoir ce qui a changé ou non lors d’un événement permet non seulement de reconstruire au moins partiellement des souvenirs à court terme, mais de faire émerger des concepts comme « identique » et « différent », et donc une notion de nombre. Bel exemple d’économie, dirait Galois. Je voulus cependant pousser l’épreuve un peu plus loin :
– Si Delta regarde à droite, puis devant, puis à gauche, et s’il y a la même forme à droite et à gauche, que se passera-t-il ?
– Bonne question. Imaginons qu’il y ait un triangle bleu à gauche et à droite, et un carré bleu devant. Bon. Delta regarde d’abord à droite et voit un triangle bleu. Quand elle se met à regarder devant, l’indicateur « regard droite » change et devient inactif ; « regard devant » change et devient actif. Par ailleurs certains indicateurs (« voir un triangle, voir un carré ») ont changé, et d’autres non (« voir du bleu » est toujours actif, « voir du rouge » toujours inactif ainsi que « voir un cercle »). L’indicateur de changement associé à chaque indicateur de perception adopte ainsi un état, actif ou inactif, qui représente si un changement a eu lieu ou non. Quand Delta regarde enfin à gauche, que se passe-t-il ? D’abord, l’indicateur « regard devant » change encore et devient inactif ; « regard à gauche » change (alors qu’il n’avait pas changé la fois d’avant) et devient actif ; « regard à droite » reste inactif (alors qu’il avait changé avant). Mais ce qui intéressant, c’est ceci : parmi tous les autres détecteurs, ceux qui venaient de changer changent encore, et ceux qui n’avaient pas changé ne changent toujours pas. Par exemple, « voir triangle », qui était passé d’actif à inactif, change encore et passe d’inactif à actif ; « voir du bleu », qui était actif et n’avait pas changé, ne change toujours pas. Autrement dit, pour chaque indicateur de forme ou de couleur, l’indicateur de meta-changement qui indique si l’indicateur de changement a changé est toujours inactif, ce qui veut dire « même changement qu’avant ». Nous avons là un concept général :
(regard gauche actif nouvellement changé, regard devant inactif encore changé, regard droite inactif nouvellement inchangé, voir triangle en état quelconque encore changé ou inchangé, voir du bleu en état quelconque encore changé ou inchangé, …).
Ce concept indique que le même élément visuel apparaît à droite puis à gauche via un passage du regard devant. Il est naturellement isomorphe à ceux que nous avions déjà identifié, et sera donc subjectivement confondu avec eux.
– Ce que tu proposes, si je comprends bien, c’est de remplacer notre notion de « sac » par un ensemble de concepts qui décrivent tous le balayage visuel séquentiel d’une même scène, et qui seront confondus subjectivement puisque conceptuellement équivalents. C’est astucieux, en effet. Dire que deux formes sont identiques, c’est bien dire que rien ne change quand je déplace mon regard de l’une vers l’autre, quel que soit le chemin précis suivi par mon regard. J’aime ça.
– Naturellement, répondit peu modestement Corty. Et Galois va adorer. Tu as remarqué comme il apprécie mes idées ? Voici un homme de goût, qui sait par ailleurs faire preuve d’une remarquable tolérance à l’égard des tiennes, d’idées. Si on peut appeler ça comme ça.
À mon âge, boire du whisky au petit déjeuner n’est pas la solution à tout. Je serrai donc les dents et allai fendre du bois, à défaut du crâne de mon cortex visuel (que je me trouve partager avec lui).
(à suivre)
0 commentaires