“Il vend son bébé en ligne pour s’acheter un iPhone.” (People.cn)
Il vend son bébé, soit. Il le vend en ligne, c’est original. Il le vend pour s’acheter un iPhone, c’est un fait divers. La transaction a eu lieu en Chine, pays qui produit chaque année beaucoup de bébés (18 millions) et plus encore d’iPhones (200 millions). Trop de bébés, hélas, et pas assez d’iPhones, deux fois hélas. Surproduction d’un côté, sous-production de l’autre : les lois du marché étant ce qu’elles sont, on s’attend à ce que demain il faille vendre deux bébés pour obtenir un iPhone, d’autant qu’un smartphone procure une satisfaction plus immédiate qu’un nourrisson. Sera-ce alors deux fois plus choquant ?
Examinons l’affaire en détail car elle est plus complexe que le titre ne le donne à penser. Le couple âgé d’un vingtaine d’années avait sur les bras un enfant non désiré, et il est parvenu à trouver sur Internet un acheteur pour 3200 euros. Somme avec laquelle le père s’est empressé d’acheter un iPhone ET une moto. La moto a coûté plus cher que le téléphone, mais la morale fait-diversière n’a retenu que le second car l’iPhone, symbole de la frivolité contemporaine, apparaît comme une contrepartie bien plus scandaleuse à une vie humaine. “Il vend son bébé pour s’acheter une moto” eût été un énoncé plus exact, mais alors l’événement n’aurait probablement nourri la presse que dans un rayon de 100 kilomètres autour des faits, pas jusqu’en Occident en tout cas.
La morale n’est pas affaire de chiffres sauf quand ceux-ci deviennent très élevés ou très bas (par exemple : les ouvriers chinois travaillant pour les sous-traitants d’Apple sont payés 1,7 euro de l’heure). Ce n’est pas non plus affaire de logique puisque l’inversion de la formule initiale – ce qui donnerait : “Il vend son iPhone pour s’acheter un bébé” – aboutirait à une situation presque aussi scandaleuse. Nous écrivons “presque” parce que, dans ce cas, avoir un bébé aurait pour le vendeur plus de valeur que posséder un iPhone, ce qui semble sain. Cependant il ne faut pas exclure que l’acheteur de l’Iphone soit aussi le vendeur du bébé, ce qui nous ramènerait à la situation de départ, à ceci près que le mal aurait changé de camp. “Il échange un iPhone contre un autre iPhone” n’aurait pas fait une ligne dans les journaux. “Il échange son bébé contre un autre bébé” aurait eu plus de succès mais, sauf étourderie, on ne voit pas bien l’intérêt qu’aurait eu un tel marché. “Il assomme son bébé à coups d’iPhone” aurait été une mauvaise publicité pour Apple ainsi qu’un double sacrilège.
Ce que cette histoire chinoise met en relief, ce n’est pas tant la différence de valeur des deux composantes de l’échange marchand (nourrisson et téléphone superdesigné) que la nature commune des liens qui semblent nous y unir. Les Tamagotchis, ces petits animaux virtuels dont le Japon a inondé la planète au milieu des années 90, avaient commencé à tirer parti de la relation affective qu’il semble possible de tisser avec de l’électronique. L’iPhone est allé bien au-delà dans la mesure où le petit animal qui s’agite sur l’écran, c’est nous-même, ou plus exactement notre relation au monde. Le lien social qui se développe avec et autour d’un nourrisson est plus complexe à mettre en oeuvre, et moins immédiatement gratifiant pour de jeunes parents.
La justice chinoise a finalement condamné la mère à deux ans et demi de prison avec sursis, et le père à trois ans fermes. Car, même hors de la sphère marchande, il faut bien mettre des chiffres en face des transactions.
Édouard Launet
Sciences du fait divers
[print_link]
0 commentaires