Des ordonnances littéraires destinées à des patients choisis en toute liberté et qui n’ont en commun que le fait de n’avoir rien demandé.
En cette belle journée d’avril, je sortais d’une garde nocturne épuisante qui m’avait été imposée par le Docteur P. sous le prétexte fallacieux d’un retard un peu déplacé à une réunion d’équipe – à laquelle Marcel ne s’est même pas présenté (la délation, fort injustement inusitée depuis une cinquantaine d’années, revient à la mode) – mais avez-vous essayé de prendre un Vélib dans Paris ces derniers temps ? Ces bicycles verts sont devenus si rare que je soupçonne, et pardon aux loutres, aux baleines et aux pandas, que nous ayons à faire ici à la sixième extinction de masse. C’est à cause des rats qui envahissent la ville parait-il. Ou de Neymar, je ne sais plus.
Peu importe, je sortais donc les yeux lourds après avoir passé des heures à tenter de convaincre M. BHL que son cas ne relevait pas de la médecine littéraire mais de la psychiatrie. Dehors, ça sentait le printemps, c’est-à-dire les pneus incendiés, les merguez que le Docteur R. continuait à faire cuire avec application et les herbes qu’elle avait parsemées sur ses chipolatas de seitan, oui, même les syndicalistes ont le droit d’entrer sur le marché du vegan-sans-gluten.
Alors que tout le service était réuni autour du cubi du toujours aussi mauvais vin et débattait fiévreusement sur la couleur des Crocs de Marcel, les ambulancières nous déposèrent un patient fiévreux et agité qui n’était autre que le sinistre de l’Intérieur Collomb G. (Nous n’oserions ici manquer de respect à la fonction mais à voir la mine qu’il affiche, même en toute santé, comme par ailleurs son collègue Le Drian J.Y. « Droopy », nous nous inquiétons des critères de recrutement aux fonctions sinistérielles et de l’épanouissement de l’élite de la Start-Up-Nation).
Nous avions bien sûr eu vent, en praticiennes attentives toujours au fait de l’actualité scientifique, des symptômes qu’il présentait depuis quelque temps et cette arrivée ne nous étonna pas outre mesure, nous finîmes même merguez et piquette tranquillement et optâmes pour le rose blush pour les chausses de Marcel.
Nous nous penchâmes ensuite ensemble sur le bilan clinique de notre patient. Il y eut d’abord, le 21 février, cette tentative très forcée de rompre sa propre sinistrose en sortant au centre de l’Hémicycle bourbonien, en plein débat sur la délicieuse loi « asile et immigration », une étonnante citation de Saint-Augustin sur l’amour, en latin s’il vous plaît, fruit d’un pari hilarant avec le Premier ministre qui valut à Collomb G. une bouteille de Côte-Rôtie. On n’est pas dans la gaudriole-proche du peuple là ? On n’est pas dans l’humanisme rabelaisien pur jus ?
Le 18 avril, droit dans ses bottes et dégarni comme Mussolini, Collomb G. assure, devant les troubles majeurs créés par les crypto-communistes des universités que : « Partout nous rétablirons l’État de droit et en particulier dans les facultés, où une minorité empêche les étudiants de passer leurs examens ». Enfin, revenant sur une thématique qui lui semble chère, notre patient renvoie dos-à-dos dans un communiqué publié suite à la glorieuse « opération blocage de migrants » (sic) raciste et xénophobe menée dans les Alpes par des schtroumpfs fachos, les « gesticulateurs » d’ultra droite et les « activistes pro-migrants » (sic ad lib), « qui souhaitent faire échec aux contrôles des frontières ». On se rappellera ici la rhétorique de la mèche étasunienne après le drame de Charlottesville. Ils ont Donald, on a Dingo.
Telles les drôles de Dames sans attendre Charlie, nous posâmes un diagnostic sévère et à sombre pronostic : Collomb G. souffrait de hainite aigüe avec blocage des canaux humanistes.
Justement, nous venions de recevoir un carton d’un traitement nouveau indiqué pour ces pathologies, appelé Entrez dans la danse, du pharmacien Jean Teulé, pour les laboratoires Julliard, dont l’emballage, représentant deux squelettes, laissait présager des redoutables effets secondaires du traitement. Nous nous plongeâmes ainsi dans la notice de 160 pages pour nous enquérir de la composition exacte du médicament qui se révéla en partie germanique. Ayant été unanimement – moins moi – nommée par mes consœurs spécialiste « de l’Est » – qui pour le Docteur P. commence après la Bastille – je fus donc chargée de la prise en charge du patient et dus renoncer à mes autres occupations qui consistaient majoritairement à prétendre travailler en faisant mine de vérifier régulièrement l’encéphalogramme de Boutin C. resté pourtant depuis des mois aussi plat que les audiences de Breizh TV.
La médication est donc composée d’un fait historique réel, de quelques molécules d’anachronisme et d’additifs tels que vulgarité et illustrations. Nous sommes en 1518, du temps du Saint Empire romain germanique, dans la ville libre de Strasbourg, frappée à l’époque par une succession d’épidémies, une sévère famine et la menace d’une invasion turque. Désespérée, Enneline Troffea, qui a dû jeter dans des eaux croupies un bébé qu’elle ne pouvait nourrir, ainsi qu’Attale et Jérôme Gebviller, qui se nourrirent, eux, de leur petite fille qu’ils ne pouvaient plus nourrir non plus, se mettent frénétiquement à danser dans la rue. Ils sont peu à peu rejoints par des dizaines, des centaines puis des milliers d’autres, pris dans une manie dansante qui dure des semaines et en conduit beaucoup à la mort. Sans que les causes de cette farandole, la plus documentée de l’histoire, n’eussent jamais été précisément établies, il est très probable que « l’extrême détresse » dans laquelle (sur)vivaient les habitants de la ville natale d’Arsène Wenger « serait responsable, en prenant la forme saugrenue d’une épidémie de danse, dernier moyen de fuir l’intolérable réalité d’une ville gorgée de souffrance, notamment pour la population devenue si miséreuse ». Toute ressemblance avec une quelconque réalité est ici bien sûr complétement bannie. C’est pourtant là que se trouve le principe actif de notre médicament.
Une fois injecté (trois fois par jour pendant cinq jours), nous avons observé la réaction de notre patient hospitalisé, eu égard à son rang, dans la suite Morano. Dans un premier temps, Collomb G. se plaignit, à l’instar de l’Anmeister (sorte de maire, je le précise pour ceux qui firent jadis le triste choix de prendre la langue d’Aznar en LV2), le tout à fait réel Andreas Drachenfels, du fait que toutes ses épidémies tombent en même temps, « pile [l’année] de [s]on mandat ». Cette réaction première attendue était plutôt rassurante, puisque Drachenfels se montre finalement sensible à la cause de ses pauvres administré.e.s, essayant, entre deux gorgées de bière et deux réunions municipales, de trouver une solution et de faire montre d’humanité. Il tâche d’organiser cette « technoparade » qui ne devait rien avoir à envier à la chorégraphie zombiesque du Thriller de Michael Jackson en installant un « dancefloor » au pied de la cathédrale pour que les danseuses et danseurs s’épuisent et évacuent leurs « humeurs ».
Malheureusement, devant cette « histoire d’un peuple qui a perdu l’espoir », Collomb G. a développé des réactions plus inquiétantes et plus proches des symptômes qui nécessitèrent son hospitalisation : indifférence puis fermeté et sauvegarde des intérêts propres. Cette réaction est subséquente à la présence dans la médication de l’immonde évêque Guillaume de Honstein, honni par Drachenfels, qui ne voit dans la chorée collective qu’une punition évidemment divine pour la mauvaise volonté des Strasbourgeois.es à financer la cathédrale ou à acheter des indulgences, remises en cause à l’époque même par « Lulu de la Saxe », présent à Strasbourg. Honstein se refuse à ouvrir les greniers emplis de l’Église pour apaiser la faim de ses pauvres ouailles qui ne peuvent pas toutes gagner le Paradis après tout et finit par organiser un faux pèlerinage en l’honneur de Saint Guy à Saverne en entassant à coups de fourches les malades dans des charrues qui seront balancées d’une colline et incendiées.
L’ordre ainsi rétabli ne pouvait rester sans effet sur notre patient si attaché à l’État de droit, d’autant que Honstein accuse les Turcs de la disparition de milliers de personnes. Ces Turcs, migrants de l’époque, dont on craint tant l’invasion, qu’un garde sourd chargé de sonner le tocsin du haut des remparts de la ville croit les voir arriver alors qu’il ne s’agit que d’un nuage de poussière de terre aride soulevée par le vent. Comme les migrants déshumanisés d’aujourd’hui, ces Turcs invisibles représentent une menace bien arrangeante.
Notre premier traitement semblant avoir échoué à résorber les symptômes de notre patient, nous l’avons à regret laissé rentrer chez lui, mais nous chercherons d’autres remèdes, peu importent les coûts, car comme le dit l’évêque de notre roman : « Quand on hait, on ne compte pas ».
Katell Brestic
Ordonnances littéraires
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