Après avoir alimenté de quelques billets la chronique délibéré consacrée aux manchots, il était plus que temps de faire le point entre Pingouin et Manchot tant la confusion règne dans le règne animal : le lion aurait-il était détrôné ? Que nenni ! Essayons d’y voir clair… J’en profite pour saluer au passage notre lecteur ayant réagi au précédent article de la rubrique ; il a amené le sujet du présent texte. Remarquons tout d’abord, que ces oiseaux appartiennent à deux familles ornithologiques relativement distantes l’une de l’autre. Nous avons d’un côté les sphéniscidés, lesquels correspondent aux espèces de manchots, toutes inaptes au vol, et de l’autre, nous avons les alcidés, parmi lesquels nous trouvons les pingouins, et qui peuvent, eux, quitter le plancher des vaches en agitant leurs petites ailes (en tout cas pour les espèces non éteintes). L’habitat naturel des premiers est dans l’hémisphère Sud, alors que celui des second est à l’opposé, dans l’hémisphère Nord. Sur ces aspects taxonomique et géographique, les choses sont assez simples, mais s’agissant des différences étymologiques à faire entre les piafs suscités, le contexte historique est très confus. Il mérite quelques explications.
Selon la plupart des auteurs anglophones et francophones, notamment Stephen Martin (Penguin, Reaktion Books, 2009) ou Michel Gauthier-Clerc (Les manchots, Delachaux et Niestlé, 2019) pour n’en citer ici que deux, le mot anglais « Penguin » a d’abord – et couramment – désigné des oiseaux marins de l’hémisphère Nord, ceci dès le Moyen Age. Les équipages (hollandais, britanniques) le rencontraient régulièrement. Les Penguins étaient des bêtes de bonne taille (70 cm de haut), au plumage noir et blanc, incapables de voler, se tenant sur leurs deux pattes tels des bipèdes, très bons nageurs avec ça, pêcheurs admirables, vivant en colonies à des latitudes relativement élevées. Or, lorsque les premiers navigateurs européens (Portugais, Espagnols, puis Anglais, Hollandais, etc.) atteignirent les côtes d’Afrique du Sud et de Patagonie, fin XIVe siècle – début XVIe siècle, ils ont découvert d’autres oiseaux ressemblant étonnamment aux premiers. Par assimilation, les hispanophones les nommèrent Pinguïnos, les anglophones Penguins, et, dans un bel unanimisme, les francophones à leur tour Pingouins. La confusion était à son comble et la séparation entre bestioles hyperboréennes et bestioles méridionales n’allait pas tarder à être scientifiquement définie.
Après les travaux de Buffon dans son Histoire Naturelle des Oiseaux dont la parution court sur toute la deuxième moitié du XVIIIe siècle, cependant, les francophones ont pris le parti d’appeler manchots les oiseaux du Sud, et pingouins ceux du Nord, même si dans l’usage quotidien la confusion persiste encore trop souvent jusqu’à aujourd’hui. J’ouvre une parenthèse en soulignant que celle-ci est habilement entretenue comme sur les illustrations montrant manchots et ours polaires à côté les uns des autres alors qu’ils vivent dans des hémisphères opposés et ont peu de chance de se rencontrer en dehors des zoos.
Chez les anglophones, à la fin du XVIIIe siècle, les usages linguistiques ont aussi évolué, sans que le processus soit parfaitement balisé par les historiens, et – à ma connaissance – par les linguistes eux-mêmes. Pour résumer très schématiquement, en anglais, l’appellation « Great Auk » (« Grand Pingouin » en français) s’est substituée au terme « Penguin » dans les publications savantes, mais pour désigner seulement l’oiseau vivant historiquement dans l’hémisphère Nord (c’est moi qui souligne) et ayant servi de référence pour les désignations ultérieures des oiseaux découverts dans l’hémisphère Sud. Étrangement cette transformation du lexique s’impose donc à l’animal qui était originellement désigné comme « Penguin » et qui perd dans cette histoire sa désignation courante ; pas de prime à l’ancienneté donc.
Le dictionnaire Merriam-Webster rapporte que la première mention de l’expression « Great Auk » est datée de 1768. L’historien des sciences, et professeur du comportement animal, Tim Birkhead (Great Auk Islands ; a field biologist in the Arctic, T & AD Poyser, 2010) précise de son côté que cette innovation sémantique est imputable au naturaliste Thomas Pennant, contemporain du comte de Buffon, dans « An Account of the Different Species of the Birds, called Pinguins », Philosophical Transactions of the Royal Society (1768), où cet auteur a distingué l’oiseau du Nord et ceux du Sud (plusieurs espèces de manchots ayant déjà été identifiées au moment de sa rédaction), car appartenant selon lui à des genres différents même si ressemblants. En quelques années, l’expression « Great Auk » de Pennant se serait imposée parmi les naturalistes britanniques, et l’appellation « Penguin » fut dès lors réservée aux seuls piafs du Sud, les aviaires antipodiens.
Malgré cela en 1804 – indice que le souvenir des origines perdues a infusé plusieurs décennies durant –, le graveur et naturaliste Thomas Bewick, dans son ouvrage de référence A History of British Birds, trouve encore le besoin d’ajouter dans la légende de sa splendide gravure du « Great Auk » qu’il s’agit bien là du Northern Penguin, ravivant les liens qui réunissent encore les deux sortes d’oiseaux.
Et aujourd’hui, pour complexifier encore un peu plus cette histoire tirée par les plumes, il faut rappeler que le nom scientifique du Great Auk, celui qui a cessé d’être désigné en tant que Penguin par les anglophones, n’est autre que le Pinguinus impennis. Pourquoi faire simple, isn’t it ?
J’ajoute enfin pour terminer que l’espèce Great Auk, Grand Pingouin en français, a malheureusement disparu depuis le milieu du XIXe siècle. Vraisemblablement, les deux derniers spécimens auraient été abattus en Islande en juillet 1844. L’histoire est passablement sordide. Ces Mohicans à plumes estourbis étaient un couple couvant leur œuf, lequel fut écrasé à coup de bottes par l’un des trois chasseurs responsables de cette extinction. Les dépouilles de ces oiseaux furent naturalisées et l’une d’elle est conservée au Muséum des sciences naturelles de Belgique à Bruxelles. Comme le dodo de l’île Maurice, le Grand Pingouin a alors rejoint la longue liste des espèces animales anéanties par l’Iel. Ne subsistent plus alors que les oiseaux empaillés des musées d’Histoire Naturelle pour nous donner à voir l’apparence de cet oiseau inapte au vol, le regretté Grand Pingouin, ou Great Auk.
Mais en toute logique, s’il y a eu un grand pingouin, et pas un pingouin tout court, est-ce à dire qu’il en existe aussi un petit ? Tout juste ! Et ce Petit Pingouin, ou Pingouin torda, et bien il vit toujours, lui, et en plus il vole. Étonnant non ? En France, on peut l’apercevoir sur les côtes de Bretagne. ET puis, une fois n’est pas coutume, les Anglais ont encore choisi la facilité pour le nommer puisqu’ils l’appellent le Razorbill.
Moralité : il arrive que des organismes relativement éloignés dans la classification scientifique des espèces, mais vivant dans des milieux similaires, développent de semblables caractères, telles ces ailes rabougries qui affligent grands pingouins et manchots, qui leur interdisent de voler mais les propulsent merveilleusement sous l’eau. Les biologistes appellent « évolution convergente » ce phénomène voyant des bestioles peu apparentées converger ainsi vers des apparences présentant de fortes similitudes.
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