Pas le départ, pas le voyage, pas le désert ni la mer, pas même les nombreux trafics que la détresse et l’espoir font prospérer, c’est la politique migratoire qui maltraite et tue, c’est l’Europe instituée en forteresse. Des îles, Lesbos 2020 Les Canaries 2021 de Marie Cosnay, premier volume d’une série consacrée à une histoire orale de l’exil vers l’Europe, livre où l’enquête et les récits se mêlent avec force et finesse, est un jalon d’humanité dans la confuse brutalité de l’époque.
Des noms, des prénoms surtout. Des survivantEs qui racontent. Des gens qui sont là où l’événement a lieu et témoignent. Les prénoms sont imprimés en italique, dans une colonne en marge, au début de chaque chapitre. « Avec : Moïse, Honoré, Thierno, Anastasia, Atikoula, Adama, Fatou. » « Avec : Issa, Mustafa L., Kindy Tounkara, Cédric, Joana, Suzy, Alphonse, Kady, Makoko, Ahmed. » « Avec : Moussa, Bakary, Éric-Mohamed et Valérie. » Ce sont les noms de l’état-civil, des prénoms d’emprunt, des pseudos qui protègent l’identité, mais tous arriment un homme, une femme à son histoire ou à un moment de son histoire singulière prise dans l’histoire collective de l’événement. Les murs, les barrières, les démarches juridiques, les contrôles policiers, les frontières fermées désindividualisent ceux et celles qui embarquent dans des bateaux instables, passent malgré les obstacles ou que le péril emporte. Mettre en évidence les personnes, au-delà des corps qui transitent, arrivent ou sombrent, c’est révéler les êtres là où les discours politiques et médiatiques nous poussent à ne voir qu’un flux.
Les lieux aussi sont précisés, ceux de la rencontre de l’autrice avec celui ou celle qui accepte de lui parler, et beaucoup plus loin. Les interlocuteurs ne sont jamais uniquement là où s’échangent leurs paroles. « À Bayonne, dans un café, sur le pont de Behobia, à Artea en Biscaye, à Bayonne, sur les bords de l’Adour et de là : en Guinée, en Mauritanie, au Sahara occidental, à Tanger, à Nador, mais aussi en Afghanistan, en Allemagne, en Turquie. Et, enfin, à Toulouse. » « Depuis Moria par vidéo et par téléphone. » « Noël entre Bayonne et Irun, vers Lanzarote aux Canaries, la mer d’Alborán et la Tunisie. » Les cartes fixent des repères géographiques mais entre ces points précisément nommés et situés, les hommes et les femmes bougent, se déplacent, cherchent des chemins, se perdent parfois pour toujours, disparaissent et se retrouvent. L’immobilité n’est que forcée, un empêchement d’aller. On sait que la liberté de circulation si largement accordée aux marchandises et à l’argent, est pourtant déniée aux humains quand ils sont pauvres.
Comment ça tient ? Ça ne tient pas.
Sur la route, les passeurs stockent les passagers dans le trankillo, « cet endroit où les chairmen te gardent (forêts, grottes, cabanes, prison.) Ce sont des endroits très durs. On t’y affame, te force à perdre du poids. Ainsi, on mettra plus de personne sur le Zodiac », explique le fondateur camerounais d’une ONG. À l’arrivée, c’est l’enfermement de ceux qui ne voudraient que passer dans le camp établi par les autorités sur ces miettes d’Europe que sont les îles grecques, italiennes, espagnoles où l’accueil est impossible. « Comment accueillir ceux, plus de vingt mille, que l’État grec et l’Europe, main dans la main, mettent en situation de ne pas pouvoir prêter attention à la terre où ils ont abordé, dont on leur fait prison? Accueillir ou être accueilli, c’est un projet. Ici, ce n’est, à cause de l’enfermement obligé, celui de personne. On ne peut pas, non plus, être ici de passage: il faudrait qu’il y ait un passage. » dit un chauffeur de taxi de Lesbos désemparé de voir ce que devient son île réduite malgré elle à ce rôle d’empêcher de transiter que l’Europe lui délègue.
Il y a des images qui, dans un contexte historique et politique particulier, surgissent à l’esprit de qui se donne pour entreprise d’expliquer le présent, de lui donner un sens en cherchant une métaphore pour éclairer le réel. Ce qui se passe aujourd’hui avec ce mot : île. Terre close sur elle-même, entourée d’une vaste étendue d’eau, et qui résonne dans nos imaginaires nourris d’Odyssée, de Robinson Crusoé mais aussi de Château d’If. Aventure et quête de soi, paradis et prison, isolement du reste du monde. De ce même symbole qui semble illustrer notre temps, on tire des fils bien différents. Certains le dégradent en y voyant un repli individualiste et communautariste menant au prétendu séparatisme dont les dangers menaceraient nos sociétés. À Lesbos, aux Canaries où Marie Cosnay s’est rendue pour enquêter, pas de séparatisme mais, terribles, des séparations, des démembrements.
Éloge du moment
Voyageant malgré les périls que construisent les frontières interdites, les personnes se fragmentent. Le corps en un lieu, les empreintes ailleurs dans un fichier qui attache un nom à un pays d’entrée, le cœur avec la mère ou les enfants restés au bled. Les identités foisonnent et s’éparpillent quand se multiplient les refoulements et les déportations. Peut-on savoir encore qui l’on est quand l’identité fluctue en fonction des nécessités de l’instant ?
« … le passé n’est pas le passé, le futur n’est pas le futur, on ne peut ni compter les années ni compter sur elles. La patience est la seule notion de temps pertinente, cette drôle de durée où coexistent les enfants au pays, les boulots au noir et la vie meilleure, future, envisagée. »
Le temps semble tourner sur lui-même, se perdre dans un éternel présent, un archipel de moments bons où terribles que l’on vit intensément et qui permettent de ne pas devenir fou quand plus rien n’est cohérent.
Émiettement du temps, dispersion des familles. Les membres des collectifs d’aide aux réfugiéEs témoignent de « ce que font subir les empêchements migratoires aux liens, aux liens de familles, familles strictes ou familles élargies. » Parents et enfants sont séparés par les accidents des traversées, parfois sans nouvelles les uns des autres pendant des mois. Les adolescentEs sont isoléEs. Les circulaires fabriquent des absurdités administratives : « Adama a voulu déclarer son enfant à la mairie de Bordeaux. Il faut, depuis le 20 mars 2019, un passeport pour se déclarer père d’un enfant. Un récépissé de demande d’asile ne suffit pas. Un demandeur d’asile, s’il peut être père ne peut pas être (reconnu) père. On craint les déclarations frauduleuses de paternité. »
Où sont les corps ?
Nombreux, les disparus. Marie Cosnay leur porte une attention engagée.
« Je ne savais pas que je me mettrais ainsi à chercher, effrénée, des enfants. C’est vrai. Pourtant, si je relis ce que j’écrivais au début, ce que j’écris depuis longtemps, ce que crient mes rêves : tout le temps un enfant appelle au secours. »
Sur place, à distance, les réseaux des réfugiés et des militants s’activent pour retrouver la trace de qui ne donne plus de nouvelles : « aujourd’hui, c’est le travail : chercher, remontant routes, administrations, registres et possibilités d’alias, les frères et les sœurs. » Parmi les disparuEs, certainEs ne seront pas retrouvéEs. Le livre égrène des nombres que l’on lit, horrifiée. « 28 novembre. Quatre-vingt-cinq jeunes gens ont disparu dans la mer d’Alborán en un mois. Huit bateaux se sont évaporés en un mois. » Les survivants racontent : « un de mes amis a disparu depuis le 30 décembre. Il est sorti de Dhaka, écrit Honoré. L’espoir qu’il est enfermé encore, sans téléphone, à Las Palmas. On envoie sa photo à ceux qui arrivent de Las Palmas. Le lendemain, quelqu’un l’annonce: un convoi est resté dans les eaux le 30 décembre, RIP l’ami, n’y a-t-il pas encore un espoir ? La nuit passe, le jour d’après. » L’espoir demeure bien au-delà du vraisemblable, mais comment croire à la mort d’un proche dont on ne verra jamais le corps ? « Si depuis début décembre Makoko ne donne pas signe de vie, c’est que soit elle n’est pas en vie c’est l’option que je vois, ou bien elle est restée dans le naufrage… », songe une amie de la disparue.
Un antidote à la haine
Marie Cosnay documente et enquête, rapporte des échanges et des récits, recueille sur le terrain les témoignages de militants, de membres d’ONG, de bénévoles. Elle parle à tous, dans une volonté de penser ce qui arrive aujourd’hui à l’humanité.
De ces matériaux divers Marie Cosnay construit un texte fort qui réussit à transmettre l’immense énergie que déploient celles et ceux décidéEs à partir, à risquer leur vie dans le voyage. Elle montre aussi l’enracinement de la solidarité en actes. L’écriture relie des éléments d’histoires individuelles, parvient à nouer des liens qui organisent un réseau de sens dans le chaos global. Une écriture réticulaire, pourrait-on dire, qui démystifie et désabuse quand la complexité des situations est fabriqué par ce flou politique qui partout diffuse : « flou des zones grises d’attente, des centres à acronymes changeants et incompréhensibles, flou institutionnel, juridique, quand décrets, arrêtés, jurisprudences se multiplient au fur et à mesure des lois. »
Accueillir l’étranger, accueillir sa parole, s’engager dans la dénonciation des crimes que perpétuent les frontières interdites et penser notre responsabilité : « l’Europe est malade – elle ne sait pas à quel point. » Un livre précieux autant que lumineux, un antidote à la haine.
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