La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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XXV. Conversation dans une église
| 13 Jan 2019

Arraché dès l’enfance à sa natale Taïga, adopté par un couple d’ostréiculteurs gentils mais rustauds sur les bords, amoureux d’une écuyère, puis d’Ali iibn-el-Fahed, dompteur, le plus grand des Dompteurs, qui le mène à la Gloire internationale, Tigrovich, tigre, prince et artiste, aurait tout eu pour être heureux si la main de la fatalité n’avait frappé à la porte de sa merveilleuse carrière : ce fut l’accident, puis, bien pire, la mélancolie de l’artiste. Malgré son grand retour sous le chapiteau, le tigre doute, s’alcoolise puis retrouve l’inquiétant Irénée, artiste du négoce en substances illicites. Il s’endette et se prostitue, prêtant son image à de vulgaires publicités. Un jour, son dompteur disparaît. Est-ce la fin ? Pas tout-à-fait, car un clown enfourche une jument de cirque et part à la recherche de l’artiste en perdition, qu’il retrouve non dans un bouge, mais… dans une église. Va-t-il parvenir à sauver notre héros ?

Ce clown se nommait Démétrios. La postérité n’a pas retenu le nom de la cavale, bien que tous les chevaux de cirque reçoivent un sobriquet. Démétrios, donc, n’était pas entré par hasard dans ce lieu de culte prisé des gens du cirque pour tout ce qu’il contenait de saints chers à leurs cœurs, parmi lesquels Rita (sainte), Marie de la mer et des ruelles (sainte), Si Hamed O Moussa, (saint marocain, patron des acrobates), Auguste, saint patron des clowns, sans oublier le vénérable protecteur affecté, par manque de volontaires, aux dompteurs : Saint Georges-Blaise. La lueur hésitante des chandelles, que les gens du cirque ne manquaient pas de venir allumer avant chaque spectacle, signature de contrat, saut périlleux avant, numéro unique au monde et autres entreprises risquées, réchauffait la pénombre et apaisa le cœur de Démétrios ; il s’agenouilla devant Auguste (saint), mais lorgnait vers Rita (sainte), que les gens du cirque affectionnent particulièrement.

Or, tandis qu’il disait la prière des clowns, il entendit dans un coin sombre de l’église un sanglot plus ou moins retenu accompagné et, c’était plus étrange, d’un bruit de frottement dont la rengaine agaçante jurait avec la tranquillité des lieux. N’y tenant plus, le clown abandonna les saints et aperçut, dans un recoin sombre une silhouette empâtée qu’enveloppaient des soieries roses froissées. Le tigre (c’était bien lui) tenait en ses mains une boîte d’allumettes qu’il contemplait tristement, mettant une certaine énergie à frotter sur le grattoir des petits bâtons à tête rouge pour obtenir un feu, dont on n’aurait pu dire s’il voulait l’utiliser pour allumer une des cigarettes à la vanille échouées dans le paquet défiguré, posé à côté de lui sur le velours d’un prie-dieu, ou pour donner du feu à l’une des chandelles qui réchauffaient les saints, dernier geste de superstition auquel souvent s’abandonne l’artiste sur le déclin.

Mais ses mains tremblaient trop. Et les scrutant, comme interdit, il pleurait doucement en parcourant du regard les images et statues qui encombraient le lieu. Il soupirait tout particulièrement quand son regard se portait vers le vitrail où l’artiste avait représenté un prophète Elie trop félin pour que l’on ne reconnût pas son modèle. Oui, c’est bien jusqu’à ces firmaments que s’était haussée la gloire de Tigrovich : un artiste s’était inspiré de ses traits pour peindre une sainte image. Oui, c’est bien jusqu’à ces bas-fonds qu’il avait dégringolé, seul dans une pauvre église, incapable, sous l’effet du poison qui courait dans ses veines, d’allumer une simple allumette pour tempérer son âme et réchauffer son corps. Ainsi, plus ou moins, mais sans y mettre autant de précision, méditait Tigrovich. Ce que voyant Démétrios jugea le moment opportun pour mettre à exécution son dessein.

Naturellement fluet, il se glissa sur un siège près du tigre et en un geste furtivement latéral lui transmit ce qui semblait bien être une missive de couleur rose, griffée de mots empruntés à divers idiomes. C’était une lettre qu’Ali avait laissée au clown pour qu’il la donnât, après son départ, à son tigre. Les mains du tigre tremblèrent de plus belle comme il dépliait la missive. Qu’il déchiffra, sans même plus sangloter. Ayant lu, il se tourna vers Démétrios, dont les bras attentifs se trouvaient là à toutes fins utiles, et s’y jeta, dans ces bras, en rugissant enfin les sanglots qu’il avait contenus jusque-là. On entendait, perdus au milieu des hoquets, reniflement, halètements, gémissements et autres onomatopées de douleur, quelques fragments de phrases dont l’écho s’emparait, moqueur, pour les relancer aux quatre coins de l’Église. D’où il ressortait que « mon dompteur, mon cher dompteur », « parti, à tout jamais donc », « hélas, à qui la faute », « indigne, ah je suis indigne », « que l’on me fouette », « tout ce que je mérite », et autres mots de circonstance. Le tableau était touchant, mais Démétrios avait mieux à faire. Il se dégagea non sans peine de l’étreinte griffue, et invitant le tigre à faire de même, s’agenouilla sur un prie-dieu. Ainsi de loin voyait-on, côte à côte devant l’autel, la perruque rousse du clown et les oreilles dressées du tigre se rapprocher et s’éloigner l’une de l’autre, au rythme ondulatoire d’une conversation. Car ils ne priaient pas mais causaient.

Démétrios remontrait à Tigrovich, missive rose à l’appui, que rien n’était perdu, vraiment, que le départ tragique d’Ali était une simple épreuve infligée à son tigre, non point un châtiment, mais bien plutôt un signe, une invite à le suivre, à quitter les trottoirs délétères du vice pour se régénérer en un voyage salvateur qui le mènerait à coup sûr à son dompteur et au bonheur retrouvé. Au début Tigrovich ne voulait rien entendre, psalmodiant, entêté, la même formule sur tous les tons que pouvait encore prendre sa voix éteinte. Quelque chose comme : « Cela ne se peut, cela ne se peut », avec, en contrepoint, comme une scie : « je suis indigne, indigne, indigne, indigne » (parfois, mais plus rarement, il disait « maudit » pour changer, ce qui revenait à peu près au même).

Démétrios renouvelait ses efforts, épongeant sous sa perruque rousse la sueur qui gagnait son crâne rasé et perlait sur le nez rouge qu’il portait souvent à la ville. Il assurait et rassurait : cela se pouvait fort au contraire ; Ali, on le savait, aimait son tigre et le bénéfice qu’il en pouvait tirer. L’un, tigre, autant que l’autre, bénéfice, étaient chers à son cœur et il ne les aurait pas laissés là, sur le pavé de la capitale, sans autre forme de procès. Peu à peu le tigre changea de refrain, mais ce n’était guère mieux, un petit peu mieux seulement : « Tu crois ? », « Tu crois vraiment ? », sur tous les modes et dans tous les registres, variation rythmique à l’appui, cadences improvisées parfois, et da capo, on recommence.

Démetrios, sentant qu’il prenait l’avantage, n’y tint plus et s’il est possible de hurler tout en chuchotant, ce qu’imposait le saint lieu, alors il chuchota bruyamment que si vraiment le tigre était indigne, si vraiment tout cela ne se pouvait, ne se pouvait, ne se pouvait, pourquoi, il le demandait, pourquoi Ali aurait-il pris la peine à la fin de sa missive, écrite sur papier rose, d’indiquer minutieusement les étapes qui de Marseille devait le mener par voie maritime jusqu’à Alexandrie où il avait de la famille, via Napoli, Catane, Le Pirée et La Canée ? Pourquoi, demandait encore Démétrios, aurait-il à la suite de cet itinéraire, épinglé quelques billets de banque dont l’origine géographique suivait rigoureusement les étapes indiquées ? Pourquoi, péroraison du clown, indiquait-il négligemment that he would be in Alexandria, date précise dûment indiquée, and would be waiting in a nice coffee shop, tous les jours from 5 to 7 ?

Tigrovich pleura moins. Puis il ne pleura plus du tout, et, en un dernier reniflement, se leva, tournant les yeux vers ce qu’il était venu visiter en cette église mais n’avait point osé encore regarder. C’était, dans un recoin, une image sainte qu’il affectionnait tout particulièrement : saint Janvier fouetté par des licteurs romains. Et sans doute l’artiste voyait-il dans ce martyr la sublimation de sa pratique. Ses mains ne tremblaient plus, presque plus. Ce qui était bon signe. Il alluma une chandelle et la plaça devant l’image. Puis d’une voix redevenue ferme, il dit en fixant le licteur-fouetteur dont l’image lui rappelait qui l’on devine : « Devant toi, saint Janvier, je fais le vœu de renoncer à ma vie de débauche. J’irai à Iskandaria et retrouverai mon dompteur ». « Et je viendrai aussi », dit Démétrios qui s’était glissé derrière lui, sa bouche peinte de rouge ouverte en un large sourire : « En route ! »

Sophie Rabau
Les aventures de Tigrovich

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« La pub »

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