Son port majestueux, son allure souple et balancée dont la cambrure arquée accentuait encore la grâce, et le soir, quelquefois, après le show (il aimait dire show, cela faisait anglais), le doux frémissement d’un muscle vigoureux sous les rayures satinées ?
Ce vivant tableau où la Nature défiait l’Art, qui parmi nous n’en garde pas la chère image gravée dans les recoins de sa mémoire ?
Qui oserait imaginer que notre héros fut d’abord un jeune tigre, lourdaud, maladroit – et de rayures, point ?
C’était un rat. Dans les jaunâtres. Voilà sous quelle apparence il parut en ce monde le sublime félin que nous avons applaudi dans les cimes de son art.
Mère Tigre pourtant (on la nommait Catigrovna) trouva fort beau son rejeton et, conformément à la tradition, fit proclamer devant les Vieux Tigres du Conseil le nom du prince, son hérédité et ses ascendances diverses. Mais on eut beau la presser, la menacer de la priver du bal des Tigres de la jungle, lui représenter qu’elle pourrait bien ne pas être invitée à la prochaine chasse royale, rien n’y fit : sur le nom du papa, elle garda silence.
Certaines vieilles tigresses ont raconté par la suite qu’en ce temps un esprit frappeur avait fréquenté la Taïga orientale avec une assiduité remarquable ; d’autres disent encore que ce n’était pas un esprit frappeur, mais un jeune dompteur de Tigre, un humain dans les veines duquel coulait un peu de sang tigre. Mais Tigrovna, la doyenne des Tigresses, qui oubliait souvent jusqu’au nombre de ses rayures, leur cloua à toutes le bec. Sans père, un tigre ne pouvait voir le jour. Tigrovich avait donc un père, tout autant que les autres. D’ailleurs, par sa mère, il était prince, quoi qu’il en soit. Il devait donc recevoir de la horde les hommages attendus. On l’approuva. Et dans ses langes de félin, Tigrovich faisait un sourire (de tigre).
Cependant, au-dessus du princier berceau, d’autres questions s’amoncelaient en nuages serrés. Était-il mâle, l’orphelin de père, tigre et prince (cela c’était d’accord) ? Était-il femelle ou quoi d’autre ? Comment l’éduquerait-on et les chasses l’y mènerait-on ? On discutait ferme au Conseil, on n’arrivait à rien, on rugissait beaucoup, cependant qu’il dormait toujours, le sublime pareil à un rat. Tigrovna dut calmer le tumulte de crocs et de rugissements qui montait jusqu’aux faîtes des sapins. S’en allant trouver Tigreure, le vieux chasseur, son compagnon, elle lui feula tout net, sans y mettre les formes, ce qu’elle avait à lui dire en ces matières et quelques autres. Le vieux tigré chercha une objection en ses rayures que le temps avait éraillées. Il ne voulait pas toutefois provoquer l’ire légendaire de sa bouillante commère. Ce qui donnait : « On dit ce que l’on dit et il faut laisser dire ; juste que ce qu’on dit, je dois bien te le dire. » Et il le dit. Agilement, la vieille tigresse répondit : « Écoute vieux filou pas plus malin que tes crocs, ce que j’ai à te dire et te dirai tout net : Tigrovich est femelle mais c’est un tigre, est-bien clair ? ». Ce n’était pas très clair. Tigreure n’était pas très malin. Se grattant le ventre avec la griffe qui lui restait, il ronronna vaguement quelques considérations sur le destin des princes mâles et ses spécificités héréditaires.
Mais Tigrovna se tira des pattes du vieux meurtrier de gazelles. Mue par l’une de ces inspirations comme seules en ont les vieilles tigresses au crépuscule de l’existence, elle rugit : « Tigrovich ne sera pas prince de métier. Car il sera artiste. Oui Tigrovich est Tigre. Il est Prince. Il est Artiste. » Et dans son berceau en bois de bouleau, Tigrovich fit un sourire (de tigre).
Le jeune Tigrovich (très vite sa maman tigre l’appela Titi, ce qu’il ne goûtait guère, préférant, Grigri, s’il fallait absolument) était donc prince, tigre et artiste. Conscient, peut-être, du destin exceptionnel qui l’attendait, il prit vite la tête d’une bande de jeunes tigres, nés comme lui dans les steppes de la Taïga. Dès l’âge de six mois, encore pataud mais déjà plus fiérot, il les menait dans de folles expéditions où ils s’égayaient en mille jeux, gambadant, luttant, roulant et cabriolant, prévenant même les sangliers de l’arrivée prochaine des chasseurs. Parfois ils jouaient à dissimuler les lunettes des vielles tigresses, sans que Tigrovna n’y trouvât à redire. C’est que la doyenne des tigresses y voyait fort bien, contrairement à ses contemporaines, à qui elle aimait ronronner, museau innocent et moustache à peine frémissante : « Tes lunettes ? Tu avais donc des lunettes ? C’est donc que je ne l’ai pas vu et devrais moi-même en porter. »
Mais pour être complice des tours innocents du jeune tigre, elle n’en exigeait pas moins de lui une féroce discipline, réclamant qu’il accomplisse, tous les jours et sans défaut, ses exercices de tigre, prince et artiste, artiste surtout. Salto, initiation au double salto, salut de face, salut de dos, attitude sur tabouret bas, attitude sur tabouret haut, maniement du trapèze, exercices de chutes latérales, avant et arrière… Le soir, las de tant de jeux et de travail, Tigrovich s’endormait à l’ombre rassurante des rayures maternelles.
Ainsi, se déroula paisiblement l’enfance de Tigrovich. Et elle aurait continué à s’étirer en longueur, avec la monotonie et le léger sans gêne des enfances heureuses, si un jour le Groupe des Chasseurs Tigres n’avait eu l’idée de relire une vieille et ancestrale convention qui reliait les tigres chasseurs de la Taïga orientale et les chasseurs humains de la France occidentale. Le parchemin était catégorique : toutes les cinquante lunes, ni plus ni moins, les tigres chasseurs de la Taïga orientale devaient convier les chasseurs humains de la France occidentale à une chasse au sanglier. Or on était à la fin de la cinquantième lune. Tant et si bien qu’un beau matin Tigrovich vit au loin un nuage vert entrecoupé de taches colorées. Le nuage se rapprocha. Tigrovich vit des humains vêtus de vestes vertes, accompagnés de femelles humaines qui n’étaient pas vêtues de vert et portaient le casse-croûte. « Eh, couillon, demande au drôle. Il doit le savoir, oui, où est la chasse », dit très fort un des humains en vert à l’une des porteuses de casse-croûte. Il avait un fusil à la main, une grande moustache et Tigrovich le trouva sympathique, bien qu’un peu effrayant. « Bonjour petit Tigre, dit la femelle chasseur, aurais-tu la gentillesse de nous dire où se tient la chasse au sanglier ? » Tigrovich la trouva elle aussi sympathique, car elle parlait bien la langue française dont il possédait des rudiments, comme tous les jeunes aristocrates de la Taïga orientale. Il allait donc lui répondre. Il lui aurait répondu… si à l’instant précis où sur les nobles lèvres s’articulait la réponse, la main de la fatalité n’avait décidé d’enclencher le destin du prince Tigrovich.
On rapporte qu’un autre nuage, jaune celui-là, apparut au loin, tandis qu’un grondement se faisait entendre à l’horizon. Tigrovich voulut prévenir Tigrovna qui arrivait de l’autre côté, il voulut enjoindre sa mère, qui la suivait, de rebrousser chemin. Il voulut dire aux hommes en vert de ne pas armer leurs fusils, que c’était, assurément, un simple malentendu. Mais, à cet instant, il ne parlait plus ni le français, ni le russe de la Taïga orientale ; même rugir, il ne pouvait. Il parvint seulement à exécuter un double salto. Et en retombant du deuxième tour, il vit – toute sa vie il en garda souvenir – il vit en un éclair que Tigrovna l’approuvait et que le saut avait été correctement exécuté. Puis, comme la vieille tigresse fermait les yeux lentement, comme les tigres ferment les yeux, comme la maman de Tigrovich elle-même s’allongeait pour la dernière fois, Tigrovich acheva sa réception et se retrouva dans les bras de la porteuse de casse-croûte, celle qui était la femme de l’homme en vert qui avait une grande moustache et qui était sympathique.
Le parchemin était-il un faux ? L’instinct de chasse avait-il tout brouillé ? On ne sait. On débat d’ailleurs si ce ne sont pas plutôt les sangliers qui provoquèrent la cohue. Toujours est-il que la dame portait maintenant le casse-croûte et Tigrovich. Et qu’il se demandait si quelqu’un encore l’appellerait Titi, comme sa mère tigre avait eu coutume de le faire, à sa grande honte, mais à présent il regrettait sa honte. Et comme il s’apprêtait à faire couler une grosse larme le long d’une rayure naissante, sur sa patte droite, il entendit le grand humain moustachu qui parlait aux autres hommes en vert. Il n’avait pas l’air content. Puis il s’adressa à sa femelle : « Couillon, j’aime pas ça quand ils tirent sans leur laisser de chance. » Et il répéta trois fois « J’aime pas ça, couillon, j’aime pas ça. » Puis il regarda Tigrovich toujours à côté du casse-croûte, dans les bras de la dame. « Et le drôle, tiens, qu’est-ce qu’on va en faire ? » La dame dit alors que Tigrovich était un beau drôle : n’étaient ses rayures naissantes, il aurait presque eu l’air humain. Le grand humain dit que remarque il était costaud et qu’il pourrait aider plus tard. La dame dit qu’il était mignon et qu’on aurait presque pu l’appeler Titi. Quelque peu rasséréné, Tigrovich comprit qu’il était dans son intérêt de retarder quelque peu l’arrivée de ses rayures, qu’il devrait peut-être s’exercer plus discrètement au double salto, mais que, dans l’ensemble, ces gens avaient l’air bien gentils.
Voilà comment l’humain à la grande moustache, la dame avec le casse-croûte, et Tigrovich, se demandant vaguement quand on mangerait le casse-croûte, partirent tous trois vers la France occidentale dans un camion vert sur la carrosserie duquel une inscription vantait les charmes des produits de l’ostréiculture.
Les Tigres de la Taïga orientale se souviennent encore du départ de Tigrovich. Certains rapportent, et pour moi je ne puis décider s’ils inventent ou disent vrai, avoir entendu, comme s’éloignait le camion vert, des paroles étranges qui ont marqué leur mémoire :
– Oh ! Titi, tu as mangé tout le pâté de tête que nous avions apporté !, aurait dit une voix humaine.
– Oui mais bon…, aurait répondu la voix d’un jeune tigre.
Ainsi prit fin l’enfance de Tigrovich et s’inaugura, avec ses jeunes années, sa rencontre avec la gloire. Où l’on verra qu’il récupérera ses rayures plus tôt que prévu.
Sophie Rabau
Les aventures de Tigrovich, tigre, prince et artiste
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