La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

Ilotopie, escale à Calais
| 31 Mai 2017

Ilotopie à Calais: Oreilles © Ludovic FasaUn labyrinthe qui permet aux enfants d’échapper à leurs parents, des oreilles géantes qui parlent, une salle de spectacle-balançoire, des cages pour humains… pendant cinq jours Ilotopie a occupé la place d’Armes de Calais et des lieux plus inattendus. La compagnie basée à Port-Saint-Louis du Rhône a fêté il y a peu ses trente ans. Et est l’une des rares troupes des arts de la rue qui fonctionne avec un vrai répertoire. Plusieurs des spectacles présentés à Calais ont plus de vingt ans d’âge. Et conservent leur impact perturbateur. Oranges, vert pomme ou jaune citron, quand Les Gens de couleur débarquent dans la rue, troupe de faunes nus et brillants, leur fluidité incongrue déchire la routine, comme si des extra-terrestres bienveillants venaient réveiller les regards et les désirs. La force d’Ilotopie, c’est moins le spectacle que le geste, la capacité à strier l’espace, et ce n’est pas un hasard si la compagnie est plus proche des arts plastiques et de la performance que du théâtre proprement dit.

Ilotopie à Calais: Gens de couleur © Ludovic Fasa

Même si les gêneurs d’hier sont devenus aussi des amuseurs institutionnels (invités cette fois par la mairie de Calais pour « animer » le week-end de l’Ascension), leurs propositions exigent toujours un effort d’imagination de la part des spectateurs.

Ilotopie à Calais: Mousse en cage © Ludovic FasaPrenez La Mousse en cage, autre incontournable de leur répertoire présenté des dizaines, voire des centaines de fois dans le monde entier. Soit cinq acteurs tout de blanc peints et vêtus, placés dans autant de cages où ils s’occupent à des tâches récurrentes et quotidiennes. Leur enfermement n’est en lui-même pas inquiétant, les cages, blanches elle aussi, évoquent des volières plus que des prisons, et pourtant ce qui s’y joue est bien une perte de liberté : les pots de résine liquide et colorée qu’ils manipulent, transvasent, font couler, forment des concrétions solides où ils finissent par s’enliser. C’est tout, cela repose sur la lenteur et la répétition lancinante d’une même musique et nombre de badauds se lassent. « Venez, il ne se passe rien » disait l’un d’eux à ses compagnons, ce jeudi de l’Ascension sur la place d’Armes de Calais. C’est justement la densité conceptuelle de ce « rien » et sa force d’étonnement à retardement qui en fait le prix : les images d’Ilotopie sont de celles qui s’impriment.

Ilotopie à Calais: La Recette des Corps Perdus © Ludovic FasaCe même jeudi matin, dans la grande halle mise à la disposition de la compagnie tout au fond de la place d’Armes, un drôle de banquet était en préparation. La Recette des Corps Perdus est un spectacle plus récent, dont la mise en place est particulièrement exigeante, puisqu’il s’agit de transformer les corps des acteurs en denrées comestibles. Harnachés de prothèses en résine –la matière fétiche d’Ilotopie–, ils passent peu à peu à l’état de messieurs et dames tartines, destinés à se laisser dévorer. Le sang est du sirop de fraise des bois ou du jus de tomate au basilic, les os des feuilles de brick roulés au fromage et à la ciboulette, les cervelles sont en chou-fleur et les testicules aussi, la peau en feuilles de riz et certains organes en sushis. Les plats proposés varient selon les pays où le spectacle est donné. « En Espagne, il y avait du jambon. En France, c’est plus difficile si l’on veut que tout le monde se sente invité », explique Bruno Schnebelin, fondateur de la compagnie et maître d’hôtel de ces drôles d’agapes. C’est au Japon, raconte-t-il, que La Recette des Corps Perdus, a le mieux fonctionné : « Les gens se sont rués dessus. Il y a un mélange de répulsion et d’attraction, la notion de dégoût est toujours présente, mais chez les Japonais, l’attirance a été particulièrement forte ». Après plus de quatre heures de préparation, les humains à manger, précédés d’un cuistot aux couteaux très effilés, ont débarqué peu après midi sur la place. Pour mettre les spectateurs en appétit, ils commencent par distribuer billets de banque et cartes de crédit en pain azyme. Offrir à manger de l’argent, puis de la chair humaine, l’enjeu de la dévoration dépasse là-aussi largement la simple proposition ludique. Au début, les spectateurs osent à peine picorer et beaucoup se détournent, mais les acteurs donnent eux-mêmes le signal d’un dépeçage qui tient aussi d’un rituel érotique ; de petites mêlées se forment autour des corps à manger et la dimension orgiaque est bien là. L’épilogue, pourtant spectaculaire, se déroule presque dans l’indifférence, comme si la foule, après avoir mangé, préférait aller voir ailleurs. Nulle procession n’accompagne l’évacuation, sur des chariots, des corps dépecés et sanguinolents. Comme si, là non plus, il ne s’était « rien » passé.Ilotopie à Calais: La Recette des Corps Perdus © Ludovic Fasa

Plus « accessible », le spectacle aquatique donné la nuit sur le canal au-dessous de l’hôtel de ville, joue la carte de l’émerveillement. Fous de Bassin est un défilé sur l’eau, une succession d’images flottantes incongrues et splendides, où l’on trouvera des correspondances avec le cinéma de Fellini mais aussi d’Alejandro Jorodowsky. Un drôle de cirque où les objets familiers –une voiture, une caravane, un vélo, un landau, un grand lit…– deviennent autant d’artefacts surréalistes.

Ilotopie à Calais, Fous de Bassin

Bonne nouvelle, le parcours d’Ilotopie ne s’achève pas à Calais. On pourra retrouver des spectacles de la compagnie, et notamment Fous de bassin ces prochaines semaines à Bruxelles, Poses (dans l’Eure), Avignon, Maribor (en Slovénie), Montréal, Kamenka (en Russie), Stoke-on-Trent (en Angleterre), Graz (en Autriche), Aurillac, Caen et Pau…

René Solis
Théâtre

Ilotopie à Calais: Gens de couleur © Ludovic FasaIlotopie, spectacles en tournée dans les mois à venir

Photographies © Ludovic Fasa
(à l’exception de Les Fous de Bassin : @PinkF)

 

0 commentaires

Dans la même catégorie

Bernardines, suite et pas fin

Directeur du théâtre des Bernardines à Marseille de 1987 à 2015, Alain Fourneau travaille à la réalisation d’un « livre-outil » à partir de l’histoire d’un lieu majeur pour le théâtre d’essai en Europe.

Kelly Rivière remonte à la source

À partir d’un secret de famille (un grand-père irlandais disparu dont personne ne veut parler), Kelly Rivière, seule en scène, offre une hilarante pièce intime solidement construite. Dans sa quête des origines, elle passe sans cesse d’une langue à l’autre, jusqu’à brouiller les repères, comme si les barrières linguistiques étaient emportées par le flux de son histoire. Une incertitude linguistique qui fait écho aux incertitudes d’un final qui laisse beaucoup plus de questions que de réponses.

Jon Fosse ou la musique du silence

Si Shakespeare utilise dans son oeuvre un vocabulaire de 20.000 mots là où Racine n’en a que 2000, Fosse, lui, tournerait plutôt autour de 200. Une décroissance qui n’est pas un appauvrissement: comme ses personnages, la langue de Fosse est en retrait, en grève du brouhaha et de l’agitation du monde.

Montévidéo dans l’impasse

Drôle de dernière semaine au festival Actoral fondé par Hubert Colas en 2001 à Marseille. Dans la salle de Montévidéo, la performance de Grand Magasin, programmée samedi 14 octobre à 21h et intitulée “Comment commencer”, pourrait bien se transformer en “Comment finir”.

L’arbre à sang: traduire à l’oreille

Sur la scène des Plateaux Sauvages, trois actrices interprètent L’Arbre à sang, de l’auteur australien Angus Cerini, dans une mise en scène de Tommy Milliot. Entretien avec Dominique Hollier, l’une des trois comédiennes, mais aussi la traductrice de la pièce.