C’est en 2005 que Fabien Clouette et Quentin Leclerc ont rencontré Jimmy Arrow, réalisateur de films pornographiques. Ils sollicitent alors son aide au sujet d’un projet de court métrage. En 2010, Jimmy Arrow meurt à Vladivostok, à l’âge de 62 ans. Au fil des revues qui les accueillent, ils dévoilent un peu plus de la vie de cet homme étrange, hors norme, qui a laissé derrière lui une œuvre aussi secrète que passionnante. Plusieurs revues – En attendant Nadeau, Yournal, Décapage, Diacritik et Vacarme – ont publié des morceaux du puzzle Jimmy Arrow.
Une semaine après avoir entendu l’histoire de LaRue Hermoso à propos des Mutants de Los Angeles [1], il nous restait comme une sensation de trop peu. Nous voulions en apprendre davantage sur Jimmy Arrow, notamment sur son adolescence. Nous avons décidé de le recontacter grâce au Bic Phone confié par Meven Le Fur. LaRue décrocha aussitôt et accepta de nous revoir, au même endroit et à la même heure que la dernière fois. Rendez-vous était pris le samedi suivant, à onze heures, au Bar des Sports. Il entra dans le bar à l’heure dite, s’installa à notre table et, avant même d’avoir reçu sa commande, se mit à parler.
Arrow avait joué comme titulaire avec les Kickers entre 1958 et 1965, d’abord dans l’équipe cadette puis dans l’équipe principale. La ville dominait alors le monde du soccer américain. Durant ces sept années, l’équipe des Kickers disputa trois finales de l’Open Cup : en 1958, en 1960 et en 1963.
La virtuosité du jeune Arrow fut vite repérée sur le terrain, dès 1958 et le triomphe de l’équipe de Los Angeles. C’était la première année qu’un club de la West Coast remportait la Coupe nationale, et le public était au rendez-vous. Jimmy, alors âgé de 10 ans, ne jouait évidemment pas encore avec l’équipe principale, mais il impressionnait néanmoins le public lors des mi-temps en démontrant ses talents de jonglerie et de tirs. L’un de ses numéros (connu sous le nom de giant-ping-pong) consistait à tirer vers la cage pour toucher la barre transversale, puis à reprendre sa volée en direction des supporters, lesquels se jetaient alors sur le ballon. Le jeune prodige ne ratait jamais sa cible et, du fait de son jeune âge, avait été adopté comme coqueluche.
Même s’il ne jouait pas dans l’équipe principale, Arrow participait systématiquement à ses entraînements. Il fut par exemple utilisé comme lièvre dans les courses à pied. Il observa les finales de 1958 et de 1961 depuis le banc de touche, puis il participa aux matches de l’équipe principale à partir de 1962. Arrow était alors âgé de 14 ans, mais s’imposait déjà comme un élément essentiel du collectif. En 1963, il fut même titulaire du poste d’avant-centre. Les Kickers signèrent cette année-là l’une de leurs plus belles saisons.
Mais cette réussite n’était pas uniquement à mettre sur le compte de l’attaquant prodige. En effet, une parfaite entente avec l’entraîneur de l’époque, Bret Ginger, permit de maintenir les Kickers en tête du classement. Ginger avait été engagé en 1956 (un peu par défaut, d’ailleurs, car il avait mauvaise réputation) par Fritz Ermit, le propriétaire du club, pour remonter les résultats, ce qu’il parvint à faire avec succès. Ginger était connu pour ses écarts avec la façon dont ses contemporains envisageaient le soccer, et il possédait une vision du jeu qui différait absolument des schémas tactiques traditionnels.
Un de ses classiques était le « 2 – 2 – 2 – 2 – 2 » : 5 lignes de 2 joueurs qui avançaient en abandonnant complètement le jeu central, faisant remonter le ballon soit grâce aux passes très courtes sur les ailes, soit grâce aux transversales. À l’inverse, la formation « 2 – 8 » plaçait deux défenseurs à proximité du goal. À trois seulement, ils étaient chargés de récupérer le ballon, puis de le dégager le plus loin possible en avant, où se trouvaient huit attaquants, toujours à la limite du hors-jeu, qui pouvaient alors déborder les défenseurs adverses et marquer plus aisément. Une bête logique de contre, en somme. Également, pour tenir face aux équipes trop performantes (et obtenir le nul), Ginger avait inventé le « 11 », formation ultra-défensive durant laquelle tous les joueurs se tassaient sur la ligne de but pour ne plus offrir aucun espace libre. 6 joueurs au sol en supportaient 5 autres sur leurs épaules.
Les équipes adverses, complètement démunies devant ces mises en place absurdes, ne savaient jamais comment se comporter. Ginger avait l’intelligence de modifier ses schémas entre chaque rencontre, ce qui permettait à l’effet de surprise de donner un avantage certain. Jamais personne ne pouvait prévoir ses motifs et s’adapter en 90 minutes, même parmi les plus malins des entraîneurs.
Arrow était un joueur extrêmement polyvalent, ce qui convenait parfaitement aux choix de Ginger, toujours prêt à solliciter ses joueurs pour qu’ils changent de poste, de pensée, de logique face au jeu ; pour qu’ils s’adaptent au mieux à ses excentricités. Ginger recrutait ses joueurs davantage en fonction de leur intelligence que de leur physique. Physique qui pouvait toujours, selon Ginger, « se modeler avec le temps ». Peut-être Arrow n’aurait-il pas eu des résultats aussi époustouflants avec des méthodes de jeu plus traditionnelles, peut-être n’aurait-il pas trouvé sa place au sein du collectif.
Intrigué par cette équipe atypique dont tout le monde parlait, un promoteur suisse, Magnus Morisod, fit le voyage jusqu’en Californie pour l’observer jouer. Morisod eut sur l’instant un coup de cœur en observant cette symbiose rare entre l’entraîneur et le jeune attaquant de pointe, et investit des centaines de milliers de dollars au sein du club. Il encouragea le collectif à jouer au niveau international, et finança, en 1963, une tournée qui passa entre autres par l’Australie, la Nouvelle Zélande et l’Allemagne. Bret Ginger brillait tactiquement tandis que Jimmy Arrow brillait sur le terrain. À Francfort, Arrow fut approché par les recruteurs du Borussia Dortmund (qui dominait le football allemand cette année-là), et du Stade de Reims (pour combler le départ de Paul Sauvage vers l’US Valenciennes Anzin). Il décida de prendre le temps de la tournée pour réfléchir à sa carrière, avant de voir son rêve se dématérialiser petit à petit, à partir du match contre l’équipe nationale iranienne.
Il faut dire qu’après une semaine de repos dans la région de Tabriz, le jeune Jimmy ne se voyait plus quitter le pays. Les filles invitées aux soirées des Américains étaient magnifiques, en tenues légères, et expertes des plaisirs de la chair. Le premier jour, Arrow rencontra Shahnaz, une jeune fille issue de la bourgeoisie tabrizi. Elle avait 17 ans, il en avait 15. Pendant trois jours, ils partirent visiter la campagne azerbaïdjanaise. Le père de Shahnaz, un industriel de l’agroalimentaire, lui avait offert pour ses 17 ans l’un des tout premiers prototypes de Peykan produits par Iran Khodro. Ils dormaient dans la voiture, et observaient les étoiles qui constellaient le ciel iranien. Jimmy vivait un rêve d’exotisme sensuel, de bohème et de liberté. Difficile donc de penser à une installation à Reims ou dans la vallée de la Ruhr dans ces conditions. Il se dit qu’il déciderait de son avenir en Iran après la dernière rencontre sportive du voyage.
Le match se tenait à Téhéran en juillet ; il faisait une chaleur caniculaire, et Jimmy ne prit pas le temps de s’échauffer. Il joua la première mi-temps un peu en-dessous de son rythme habituel, marquant quand même d’un coup de pied arrêté à la 21e minute, et délivrant deux passes décisives à Tim Badalucci et Vence Boggart. Los Angeles menait 3 à 1 quand le match reprit après la pause. Côté iranien, l’unique buteur était Dariush Mostafavi, d’une tête au point de penalty sur un corner ajusté au millimètre par Karam Nayyerloo.
À la 49e minute, un incident diplomatique d’envergure interrompit le match : des révolutionnaires proches du Tudeh [2], entièrement nus, envahirent le terrain tout en projetant des fumigènes en tous sens sur la pelouse (deux d’entre eux explosant d’ailleurs aux visages de joueurs iraniens). Les policiers, débordés par cette foule subite et incontrôlable, accoururent sur le terrain sans savoir par où commencer leur intervention. Certains, perturbés, interpelèrent par erreur des joueurs américains, y allant sans retenue à coups de bottines et de tonfas. Une telle cohue s’était formée que le conflit semblait inextricable. Le commissaire hurla dans son mégaphone qu’on arrête enfin les coupables, et qu’on arrête immédiatement cette mascarade.
Arrow, fatigué durant la première mi-temps, fut bouleversé par l’intervention désespérée de ces citoyens battus par la police d’État. Pour leur rendre honneur, il décida d’accélérer le rythme et d’enterrer le match. Il tenait aussi à impressionner Shahnaz, venue le supporter. Il avait prévu, pour célébrer son prochain but, de se mettre nu à son tour en hommage aux révolutionnaires. Après un débordement sur l’aile gauche à la 62e minute, il se figea pour éliminer un défenseur iranien selon sa spécialité : un double contact intérieur extérieur. Mais, à la surprise de tous, le joueur américain s’écroula, immobilisé par une rupture des ligaments croisés du genou droit. Cette blessure signait la fin de son séjour iranien.
Jimmy revint sur le terrain après seulement quatre semaines d’immobilité. Il joua tous les matches de l’année 1964, sans aucun doute la plus belle année du club. Jimmy marqua 82 buts, et les Kickers réalisèrent un quadruplé historique, remportant la GLASL League, la Douglas Cup (Championnat de Californie du Sud), la Coupe de l’État de Californie et l’U. S. Open Cup. En mai 1964, il fut de nouveau approché par des clubs européens, notamment par la Juventus (suite aux tensions entre Omar Sívori et l’entraîneur paraguayen Heriberto Herrera autour du modèle du movimiento). Mais Jimmy se blessa de nouveau aux ligaments et l’équipe turinoise préféra attendre avant d’acter son transfert vers l’Italie, pour ne pas payer un joueur qui chaufferait le banc. « Qu’il leur fasse pas un coup à la Gourcuff, si vous voyez ce que je veux dire », conclut LaRue.
Enfin, après un été à ignorer les verdicts des médecins sportifs qui lui recommandaient de ne pas jouer la saison 1965, Jimmy Arrow se blessa une troisième fois, cette fois-ci au genou gauche ; une blessure épouvantable, irréversible. Même Bret Ginger ne put plus soutenir son joueur fétiche, et, à contre-cœur, l’incita à mettre un terme à sa carrière. Arrow rompit tous ses accords, toucha des dédommagements ridicules car il s’était fait arnaquer lors de la signature des contrats, et, ayant perdu sa stature mythique, il se retrouva presque totalement seul. Il avait 17 ans et sa première vie s’arrêtait.
Il fut alité pendant six mois. Un ami du club lui apportait en douce certains vieux Climax, Kamera, ou Spunky que son père cachait dans une malle du grenier. Sur sa table de chevet, sa mère lui avait laissé des volumes de Jack London, deux classiques, The Call of The Wild et Martin Eden. Arrow délaissait les livres de sa mère et feuilletait les magazines pornos à longueur de journée, rageant de ne plus être capable d’utiliser ses jambes, rageant d’avoir tout abandonné. « Puisque c’est comme ça, hurla-t-il en proie au délire, puisque je suis bon qu’à lire des magazines de cul, moi aussi j’en ferai des magazines de cul ! Non, même mieux, je ferai des films de cul ! Ouais, c’est ça, des films de cul ! Et même que j’y mettrai du London dedans pour faire plaisir à ma mère ! Je deviendrai le meilleur réalisateur de films de cul que le monde aura jamais connu ! »
Fabien Clouette & Quentin Leclerc
[1] « Des Canaris chez les Aztecs », Yournal n°5, 3 février 2017.
[2] Quelques jeunes intellectuels interpellés ce jour-là sur la pelouse du Stade Amjadieh allaient participer à la fondation, un an et demi plus tard, de l’OMPI (Organisation des moudjahidines du peuple iranien).
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