“Le Nombre imaginaire” ou les mathématiques comme terrain de jeu où l’imagination seule fixe les limites.
Le pourcentage, nous l’avons vu, est un animal rétif, difficile à maîtriser et qui échappe facilement à notre intuition. Il en existe une variété particulièrement vicieuse, dont notre incapacité à la manipuler est particulièrement spectaculaire. Elle nourrit en effet une industrie florissante dont le chiffre d’affaire annuel en France est à peu près égal au service de la dette publique ; elle justifie les atermoiements répétés concernant les mesures à prendre contre le réchauffement climatique ; elle explique que bon nombre de nos choix personnels ou collectifs se révèlent d’une irrationalité touchante (ou terrifiante, selon le point de vue).
Je vous parle ici des probabilités, qui déterminent aussi bien les gains de la Française des Jeux et consorts que les estimations quant à l’accroissement de la température moyenne d’ici 2050. Les enjeux sont donc d’importance – mais comment pouvons-nous suppléer aux faiblesses de notre intuition ?
Rien n’illustre mieux l’ampleur de notre problème que le redoutable casse-tête, d’allure trompeusement facile, connu depuis les années 1990 sous le nom de problème de Monty Hall – hommage au présentateur d’un jeu télévisé populaire aux États-Unis.
Voici l’histoire. De passage aux États-Unis, vous participez en direct à un jeu télévisé dont vous n’aviez jamais entendu parler : un ami vous a entraîné au studio et vous avez été choisi dans l’assistance. Devant vous, trois portes fermées. L’animateur vous explique que derrière l’une de ces portes, selectionnée au hasard, se trouve une voiture de sport ; les deux autres ouvrent sur des pièces vides. Il vous demande de choisir l’une des portes pour qu’il l’ouvre ; si vous faites le bon choix, la voiture est à vous, sinon merci d’avoir joué ! Rien de plus simple. (Il est à noter que la version initiale du problème place dans chaque pièce perdante une chèvre, dont on se demande bien ce qu’elle fait là et depuis combien de temps. Pour préserver notre odorat, je retire les chèvres.)
Vous choisissez, mettons, la porte de gauche. L’animateur se dirige vers elle mais, au dernier moment, se retourne vers vous et vous dit : “Avant de vérifier cela, je vais vous aider un peu comme c’est la coutume dans ce jeu. Allez : j’ouvre d’abord une autre porte au hasard, et si la voiture y est, elle est à vous (il joint le geste à la parole et ouvre la porte du milieu). Ah, désolé, cette pièce est vide ; mais vous pouvez encore gagner si la voiture est bien derrière la porte que vous avez choisie. Tenez, je vous donne même la possibilité de changer d’avis. Voulez-vous maintenir votre choix sur la porte de gauche, ou préférez-vous choisir la porte de droite ? Attention, cette fois-ci, il n’y aura pas de retour en arrière possible.”
Que feriez-vous dans cette situation ? Vous avez choisi une porte au hasard, derrière laquelle la voiture se trouvait avec une chance sur trois. Mais vous savez maintenant que la voiture ne se trouve pas derrière la porte du milieu ; elle est soit derrière la porte de gauche (que vous avez choisie) soit derrière la porte de droite. Avec quelle probabilité ? Votre intuition vous souffle sans doute à l’oreille que c’est du 50/50, et elle a raison. Soit. Mais il est tout de même possible que le présentateur soit malhonnête: il sait peut-être que la voiture est derrière la porte que vous avez choisie et tente de vous en détourner. À tout prendre, autant rester sur la porte de gauche, non ?
Vous êtes encore en train d’y penser (heureusement qu’on vous donne un peu de temps pour réfléchir) quand vous entendez un spectateur du premier rang dire à sa voisine : “Je regarde ce jeu toutes les semaines et ils font toujours ce coup-là. La voiture est bien placée au hasard, mais en vérité l’animateur sait où elle se trouve. C’est vrai qu’il choisit au hasard une autre porte que le candidat, mais uniquement parmi celles qui donnent sur une pièce vide. Je ne l’ai jamais vu choisir la bonne porte lui-même, c’est du pipeau !”
Que feriez-vous maintenant ? Eh bien, si vous voulez mon avis, vous devriez changer de porte, et vite fait. Car d’un seul coup, il y a deux chances sur trois que la voiture soit derrière la porte de droite, et seulement une chance sur trois qu’elle soit derrière celle de gauche !
Vous avez du mal à y croire ? Bienvenue au club. Cela heurte le sens commun. Et pourtant c’est vrai: autant vous aviez raison de parier 50/50 avant d’entendre le commentaire du spectateur, autant il vous faut maintenant parier 33/66 et donc changer votre choix. Reste, bien sûr, à vous en convaincre.
Pour commencer, souvenons-nous qu’une probabilité est, comme tout pourcentage, difficile à manipuler ; il serait plus facile de dénombrer des cas réels et d’en déduire une probabilité à la fin. Or ce jeu existe depuis longtemps (Monty Hall a officié pendant treize ans) : nous pouvons donc nous appuyer sur les statistiques du passé. Supposons donc qu’il y ait eu 600 candidats avant vous, tous jouant selon les mêmes règles, et que nous puissions accéder à l’historique de leurs jeux. L’idée est de ne considérer que les candidats précédents qui se sont retrouvés exactement dans la situation où vous êtes maintenant. En regardant la proportion de voitures à gauche et à droite parmi tous ces cas, nous en déduirons une probabilité et une ligne de conduite.
Nous considérerons donc en premier lieu tous les joueurs qui ont, comme vous, choisi la porte de gauche. Mettons qu’il y en ait eu 200 (à peu près ; rien ne garantit qu’exactement un tiers de gens choisissent la porte de gauche mais on n’en est sans doute pas loin).
L’animateur vous a affirmé ouvrir une porte (différente de la vôtre) au hasard. Supposons d’abord que cela soit vrai. Dans ce cas, par le passé il aurait ouvert, comme pour vous, la porte du milieu pour la moitié des 200 personnes considérées (pour les autres il aurait ouvert la porte de droite, ce qui n’est pas votre situation ; nous les éliminons donc de la liste). Comme le placement de la voiture, votre choix et celui de l’animateur se seraient tous faits au hasard, on trouverait approximativement autant de voitures à gauche, au milieu ou à droite dans la liste restante d’environ 100 cas. Comme dans votre cas la porte du milieu s’est révélée vide, vous devez aussi éliminer de votre liste les joueurs chanceux (environ un sur trois, disons 34) qui auraient gagné la voiture sans rien faire puisqu’elle était derrière la porte du milieu ; il vous reste en gros 66 personnes qui étaient exactement dans la même situation que vous maintenant. La voiture, placée au hasard, est à gauche dans la moitié des cas environ, et à droite pour le reste. Puisque vous êtes dans la même situation que n’importe quel de ces candidats, vous pouvez effectivement vous dire que vos chances de gagner si vous ouvrez la porte de gauche sont de 50/50.
Mais cela, c’était valable avant d’entendre le commentaire du spectateur ; vous savez maintenant que l’animateur n’ouvre jamais de lui-même la porte derrière laquelle se trouve la voiture. Revenons donc à nos 200 candidats passés qui ont, comme vous, choisi la porte de gauche. La voiture – placée au hasard – était à gauche, au milieu ou à droite, dans environ 67 cas pour chaque emplacement.
Nous pouvons tout de suite éliminer de cette liste les 67 cas où la voiture était au milieu. En effet, comme vous venez de l’apprendre, l’animateur n’aurait jamais ouvert la porte du milieu pour ceux-là comme il l’a fait pour vous : le filou n’ouvre que des portes donnant sur une pièce vide. Vous n’êtes donc pas dans leur situation. Nous restent 133 cas.
Pour les 66 cas (environ) où la voiture était à gauche, l’animateur a choisi une des autres portes au hasard, puisque les deux donnaient sur des pièces vides. Dans 33 cas (environ) il a ouvert la porte de droite, ce qui n’est pas votre situation ; vous éliminez ces cas-là. Restent 33 personnes pour lesquelles l’animateur a ouvert la porte du milieu (vide, bien sûr). Vous pourriez être l’un d’eux.
Enfin, pour les 67 cas (environ) restants, où la voiture était à droite, l’animateur a toujours ouvert la porte du milieu, qui donne sur une pièce vide (il ne pouvait choisir ni la porte de gauche puisqu’elle était déjà choisie par le candidat, ni celle de droite qui donnait sur la voiture). Votre situation est également compatible avec tous ces cas-là, que vous conservez dans la liste.
Faisons les comptes : sur la centaine de candidats précédents qui sont passés par votre situation actuelle, environ 33 avaient la voiture à gauche, et 67 l’avaient à droite. Vous ne savez pas ce que vos prédécesseurs ont choisi de faire, mais clairement ceux qui ont choisi de changer d’avis et d’ouvrir la porte de droite ont gagné deux fois plus souvent que ceux qui ont ouvert la porte de gauche. Vous devriez donc faire comme eux ; vous gagnerez dans deux tiers des cas, contre un tiers si vous conservez votre option initiale.
Le pire, dans cette histoire, c’est que vous devriez également changer d’avis si vous aviez choisi la porte de droite dés le départ ! Dans ce cas je vous recommanderais tout aussi chaudement de vous reporter sur la porte de gauche…
Vous pensez peut-être qu’il y a un truc derrière les approximations que je fais, les “environ” à répétition, le nombre finalement assez faible de joueurs que j’ai considérés. Si c’est le cas, imaginez que ce jeu est joué avec les mêmes règles dans un million ou un milliard d’univers parallèle au nôtre, impliquant des billions de joueurs (ou même, tout simplement, autant de versions différentes de vous-même que vous le déciderez). Avec de tels volumes, les écarts à la moyenne seront vraiment très faibles, et en comptant les parties vous trouverez que la proportion de voitures à droite s’approche des deux tiers des cas aussi exactement que vous le souhaitez.
Si vous n’êtes toujours pas convaincu.e, consolez-vous en pensant que vous êtes en bonne compagnie : la première publication de ce problème suscita plus de 10 000 lettres à la rédaction, nombre provenant d’universitaires, visant à invalider le raisonnement. Vous pourrez aussi tester l’une ou l’autre des nombreuses simulations de ce jeu disponible sur Internet. Et dans tous les cas… merci d’avoir joué avec nous !
Yannick Cras
Le nombre imaginaire
[print_link]
0 commentaires