Vient de s’achever, au Grand Palais, une rétrospective consacrée à Joan Miró. Notre promeneuse, l’originale, y est allée traîner ses guêtres. Évidemment, le dernier jour. Évidemment, il y a la queue. Il fait un froid de gueux, elle a mis ses bottes de motard et tape sur le pavé du parvis, en faisant de la buée.
Ouf, elle est dedans, sans Sésame, juste avec le bout du nez tout rouge et les orteils engourdis.
Tout de suite, quelque chose la déconcerte. Il y a là, en énorme, cinq doigts de pied en éventail, qui se prélassent au soleil de la Méditerranée. Parfaitement. Un des premiers tableaux est un énorme pied, aux formes molles, on ne peut dire si céleste ou aquatique, dont le gros orteil donne naissance à une minuscule tête de piaf bariolée. Au bout de son bec, comme une bulle, on ne sait si un nuage, une goutte, ou bien s’il chante. Ou tout à la fois. Alors, pour en avoir le cœur net, elle regarde le titre : Main à la poursuite d’un oiseau, 1926. Ce qui la met en allégresse et lui donne immédiatement envie de taper des mains, ou des pieds, c’est pareil. Ce n’est pas l’oiseau bien sûr, ou la main qui l’excitent à ce point, c’est ce à la poursuite de…
Ca y est, elle sait par quel bout le prendre, ce catalan impossible : du côté des trois petits points, de cette suspension aérienne que l’on sent flotter sur toutes ses toiles. Car, parmi les choses déroutantes de cette exposition, il y a les titres. L’originale s’est décidée – c’est aussi, avouons-le, pour ne pas faire les choses totalement à l’endroit – à lorgner du côté des titres. Un petit clin d’œil, puisque Miró est joueur.
Il y a tout d’abord ces tableaux qualifiés de X. Ils appartiennent à la période que Jacques Dupin désigne comme celle des « peintures de rêves ». Pourquoi X ? Dans une lettre à Michel Leiris datée de 1924, Miró parle ainsi de la nouvelle série de toiles auxquelles il travaille : « Figuration d’une de mes dernières X (je ne trouve pas ici le mot ; ne veux pas dire toile non plus peinture) […] Ceci n’est guère de la peinture mais je m’en fous absolument. »
Ce X est fabuleux. Ce n’est pas qu’il n’y a pas de titre, c’est qu’il n’y a pas même de terme pour dire ce qu’il fait. C’est un peu comme classé X, il n’y a pas de mots pour dire la chose, sauf qu’ici on n’est pas dans le tabou, on est à la poursuite de…
Il y a aussi ces œuvres, comment dire… limpides. Exemple : trois formats monumentaux, tout bleus. Titres : Bleu I, Bleu II, Bleu III, 1961. C’est tellement pur et évident qu’il y a une sorte d’allégresse à se plonger dans ces toiles aux titres transparents, ces espaces suggestifs, ouverts absolument. Bleu II, finalement, c’est comme une écriture, mais sans contraintes. Le titre – de qui se moque-t-on ? – ne dit rien. Mais sur la toile ? des points de suspension…
Enfin, il y a beaucoup d’œuvres intitulées, tout bonnement, Peinture. Au cas où on serait dur de la comprenette (car, entre nous, intituler un tableau Peinture, la belle affaire !), figure aussi, juste au-dessous, la traduction : Painting. Alors, là, évidemment ça change tout…
Décidément, cette expo est euphorisante.
Au fil des salles, des peintures, donc, des céramiques, des sculptures. Mais aussi des photographies. Pas de Miró mais de Miró. Je veux dire pas by Miró mais of Miró (faut tout expliquer…).
L’originale aime beaucoup la suggestion des espaces infinis, mais elle a aussi les pieds sur terre et, de voir l’homme sous l’artiste, elle trouve que ça remet toujours les idées en place. On peut voir des clichés du peintre posant devant ses œuvres, ou au travail, dans l’atelier, ou encore dans le monde, en maillot de bain-sandales de plage, à Majorque, dionysiaque et serein, dans le plus pur style Picasso.
Il y a, au tournant des années 1930, en Espagne, un triumvirat artistique : Dalí-Picasso-Miró, dont les images, quoiqu’on fasse, se sont imprimées dans notre rétine. Je veux dire, pas seulement leurs créations, mais leur bobine à eux, abondamment photographiée, à l’époque et par la suite, pour certains mise en scène, saisie pour d’autres de façon plus pudique.
Salvador Dalí et ses moustaches de sauterelle hallucinée. Pablo Picasso et sa calvitie solaire. Et Joan Miró ? Miró, ça serait œil bleu sur bouille ronde. Oui, ça irait bien, ça, comme titre pour son Autoportrait (1937-38, repris en 1960). Bien sûr, il n’y a pas de bleu. Justement… Il y a du rouge, du jaune. Qu’est-ce qu’il manque ? Du bleu… Donc ça y est, il y a du bleu, je l’ai mis.
Ces photographies et les scénographies qui les accompagnent sont pour beaucoup dans la représentation que l’on se fait, encore et toujours, du créateur : un génie, tantôt délirant, tantôt enfant sage, mais qui peint par nécessité vitale et crée comme il respire.
Évidemment, les trois travaillaient dur, mais il est vrai qu’avec eux, on a la sensation d’inspirer plus profond, et c’est comme si les limites du monde s’élargissaient un peu. Oui, c’est curieux comme ces photos veulent capter une sorte de fusion entre le peintre et son œuvre. Rappelons-nous…
Les trois hommes, saisis devant leurs toiles, ont en retour quelque chose de saisissant : on se demande, ça peut paraître bizarre, si c’est d’eux qu’est sorti le dessin ou si, au contraire, ce sont eux qui, comment dire, émanent de leurs toiles.
Car, convenons-en, ils finissent par ressembler à leurs tableaux.
On peut s’amuser à les traduire. Graphiquement, puisque c’est de cela qu’il s’agit. En signes. En signes de ponctuation. À ce jeu là, Dalí est une apostrophe. Picasso, un point d’interrogation, et Miró, bien sûr, des points de suspension…
Alors, alors, la peinture déteint-elle sur nous ?? Est-ce à force d’habiter parmi leurs toiles qu’ils en viennent à modeler leur silhouette, leur gestuelle, leurs expressions même à l’image de leurs inventions ? Le créateur pétri par sa création. C’est le monde à l’envers.
Et là, l’originale a une idée, une ampoule s’allume dans un petit nuage, au-dessus de sa tête. Elle regarde autour d’elle : l’effet magique opère-t-il aussi sur nous, spectateurs ?
C’est peut être l’effet Miró, mais elle voit se dessiner des correspondances hallucinantes.
Un personnage aux lourdes jambes noires, un buste en somme, un œil sur pattes, subjugué par le soleil, c’est Personnages devant le soleil (1942). C’est, aussi, cette femme en fauteuil roulant, qui regarde.
Par un effet de mimétisme, on en jurerait, les spectateurs se mettent à ressembler aux toiles.
En bas, une coulée rouge. Les lignes, des arrondis un peu proéminents. Au centre, un œil perplexe, le tout dans des blancs gris.
Juré, ça déteint.
Et c’est tant mieux.
Bleu II, nous y voici : un tracé rouge, vertical, comme un point d’exclamation, et, à côté, ces formes rondes et alignées à l’horizontale, cailloux égrenés, points de suspension… Devant, deux hommes : l’un perplexe et immobile, l’ autre, déambulant, qui semble laisser derrière lui des traces de rêve.
Oui, la peinture coule sur nous. Oui, l’art nous aide à respirer.
C’est pour cela qu’il faut aller se promener dans les expositions, parce que nous sommes cela, finalement, de la chair pétrie d’images, parce que ça fait du bien d’être un peu plus Painting, un peu plus X, un peu plus Bleu…
Jacqueline Phocas Sabbah
Arts plastiques
Joan Miró, Rétrospective, Grand Palais, du 30 octobre 2018 au 4 février 2019
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