La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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La fabrique de l’indépendance
| 13 Fév 2022

Les maisons d’édition indépendantes constituent un large pan de l’édition francophone. En interrogeant l’expérience de ces éditeurs et éditrices, délibéré enquête sur ce désir d’indépendance. 

Volume, couleurs, matières : les livres sont aussi – d’abord ?- des objets. En éveil, les sens des lecteurs et lectrices les poussent à s’emparer du livre, à le regarder, le toucher puis l’ouvrir. Qu’elles se saisissent des nouvelles facilités des outils numériques ou qu’elles perpétuent des techniques traditionnelles de composition et d’impression, des maisons d’éditions indépendantes désireuses de publier de bons livres qui soient aussi de beaux objets ont renouvelé l’attention portée à la maquette et à la fabrication. « Je crois en l’importance de garder une dimension fétiche au livre, affirme Jean-Luc d’Asciano des éditions L’Œil d’Or. Il faut que l’objet ait une valeur, avec un beau papier, une bonne impression, une couverture solide. Le livre moche et pas cher incite au passage à la liseuse. » Chez ces professionnelLEs venuEs à l’édition par amour des textes mais aussi des livres, le soin apporté à la réalisation matérielle se retrouve aussi bien dans les publications courantes que dans les « beaux livres », les livres d’artistes ou les livres objets.

Se démarquer par la maquette

Attirer l’attention dans des librairies inondée de productions des grands groupes soutenues par des campagnes de marketing agressives est une difficulté majeure des maisons d’édition indépendantes qui luttent pour faire reconnaître leur originalité. Une couverture qui se démarque permet d’identifier rapidement une maison d’édition ou une collection : « J’adore la typo, notre première maquette était typo avec un fond Pantone, ça nous différenciait sur les tables, c’était utile et précieux. C’était un hommage à une certaine édition s’inscrivant dans un rapport à la typo qui m’intéresse », se souvient Valérie Millet des éditions du Sonneur, qui a ensuite varié ses maquettes en développant son catalogue. « Les indépendants se sont reposés la question de la couverture, explique Jean-Luc d’Asciano. À partir de 2001, j’ai recommencé à mettre de la gravure dans les livres de ma maison d’édition L’Œil d’Or, à me reposer la question de l’identité graphique, à travailler avec des artistes contemporains» Une manière de servir les textes mais aussi de respecter les lecteurs et lectrices en leur proposant des objets bien pensés et de qualité.

Les maisons indépendantes fonctionnent en équipe restreinte, souvent une ou deux personnes qui assurent toutes les étapes de l’édition. Aussi doivent-elle se pencher attentivement sur les questions de fabrication. Pour ces maisons dont les tirages restent modestes en quantité, le coût de production est plus élevé : « L’édition indépendante doit composer avec le fait que tout lui coûte plus cher. Tant qu’à faire, on choisit notre papier, on peut créer des choses », explique Benoit Laureau des éditions de l’Ogre qui ont poussé le défi d’une maquette déroutante pour la fabrication de Speed Boat, manifeste pour une littérature révolutionnaire de Fabien Clouette et Quentin Leclerc : « J’ai voulu faire un livre «  illisible « , raconte l’éditeur, il est imprimé en deux couleurs superposées. Pour le lire, il faut mettre un calque. Bien sûr, tout le monde peut le lire, mais il faut y aller. La fabrication était compliquée, il n’y a que dans l’édition indépendante que l’on peut se permettre ça. » Parce qu’elle s’adresse à un public curieux, ouvert aux novations mais aussi parce que les problèmes liés aux réimpressions se posent moins souvent.

Penser la maquette pour qu’elle reflète le contenu du livre, associer une forme particulière à un texte particulier a guidé Anne-Laure Brisac des éditions Signes et Balises dans le choix du format de ses livres : « Pour mon premier titre publié, Lycéen résistant de Ivan Denys, je voulais un petit format en référence aux lycéens résistants qui diffusaient des tracts. L’idée de la presse clandestine était importante, je voulais faire un livre clandestin. »

« Personne ne parle du coût du design du livre, mais pour nous c’est important », remarque Élodie Boyer des éditions Non Standard dont la ligne directrice est d’utiliser le graphisme pour mettre en avant le texte. « Les sujets qui nous intéressent sont la lecture et l’écriture, la typo, la ville et l’architecture. Pour nous, la lecture est un sujet central» L’éditrice havraise achète les prestations de designers indépendants pour « rendre la lecture irrésistible. Le design graphique change le texte, la relation au texte. Pour nos lecteurs, je veux des expériences de lecture particulières, comme des jeux de piste, ou des lectures très confortables et ergonomiques quand il s’agit des essais. » La dernière publication de Non Standard est un texte littéraire de Bertrand Heizmann, Glisser, dont la maquette joue sur la taille et la graisse de la typo, un papier velouté, et différentes teintes de bleus colorant les trois côtés de la tranche. Élodie Boyer célèbre un contact sensuel avec l’objet livre qui « donne des sensations très singulières. Le lire, le caresser, être avec, le prendre dans ses bras… »

Loin d’être un objet de consommation jetable, l’objet livre est unique et précieux pour ces maisons indépendantes, et l’on peut s’amuser de voir tel auteur de best-seller comme Michel Houellebecq, publié par un grand groupe, se montrer soudain soucieux de la fabrication de son dernier roman vendu massivement par le biais d’une communication lourde. Souvent déconsidérées par les grands groupes éditoriaux pour le moindre professionnalisme qui découlerait de leur « petitesse », les maisons d’édition indépendantes sont pourtant scrutées par les gros éditeurs.

Faire bonne impression

« Je sais que certaines personnes ont acheté un livre des éditions Zones sensibles parce que le livre était bien fait alors que le sujet ne les intéressait pas a priori. Par exemple, si dans un livre en noir et blanc j’ai une seule image couleur, je l’imprime tout de même en couleur. Avoir un livre très bien fabriqué permet de se distinguer des autres », affirme Alexandre Laumonier qui assure que les lecteurs et lectrices font la différence. Le choix du mode d’impression et de l’imprimeur apparaît alors crucial. L’impression numérique permet les très petits tirages mais ne semble pas toujours satisfaire les exigences de la couleur et de l’image. L’impression offset qui autorise les finesses dans les nuances de couleur reste appréciée bien qu’elle revienne très cher en-dessous du millier d’exemplaires. En outre, le recours à des entreprises qui font chuter les prix en imprimant dans des pays lointains peut s’avérer à la fois incohérent avec certaines valeurs portées par les indépendantEs et d’une qualité décevante. « Nos éditeurs et éditrices privilégient l’aspect qualitatif de leurs livres et sont convaincuEs que le bon travail a un prix », affirme Romain Mollica de Serendip, distributeur-diffuseur de maisons d’édition indépendantes. On voit comment ces maisons soucieuses de produire des objets de qualité mais qui ne soient pas d’un prix exorbitants ni mauvais quant à leur empreinte écologique se trouvent face à d’importants questionnements. « J’ai longtemps défendu le principe d’imprimer en France. Mais j’ai un problème concret : tellement d’imprimeurs ont fait faillite qu’il y a une baisse de qualité. Pour le noir et blanc, ça va, mais tout ce qui est couleur, c’est devenu très compliqué en France. On n’est pas obligés d’aller en Chine. On peut imprimer en Italie, en Allemagne, en Suisse, mais c’est cher» observe Jean-Luc d’Asciano.

En France ou à l’étranger, certainEs ont leur offsettiste, dont ils apprécient le travail et auquel iels restent fidèles. Mais un imprimeur défaillant peut mettre la maison d’édition en danger. « Le monde de l’imprimerie se concentre, les imprimeurs deviennent de plus en plus gros et de moins en moins artisanaux « , observe Virginie Symaniec des éditions Le Ver à soie qui impriment surtout en numérique. Selon certains imprimeurs, les lecteurs seraient indifférents à la baisse de qualité de fabrication. « C’est très violent d’entendre ça. On a l’impression qu’on ne prête pas attention à une vision de l’édition qui ne serait pas strictement industrielle et portée vers la mal-édition. Mais on ne voit pas le prix baisser sur les factures en même temps que la qualité» Virginie Symaniec regrette leur « mépris pour les petits éditeurs. Ils pensent : vous nous embêtez avec vos exigences de rabats, de papiers de création, on voudrait des livres tous pareils, au même format, imprimés sur la même machine ! Le travail en finesse, c’est terminé.» D’où la tentation d’imprimer en interne : « Il faut apprendre, il faut s’équiper, mais ça vaut le coup de se former pour être autonome au moins sur les petits tirages» L’éditrice exprime ce souhait qui pourrait devenir réalité : « Faire comme dans l’ancien temps, avoir sa boutique pignon sur rue et vendre ses propres productions. On reviendrait à un cercle vertueux pour ceux qui ne sont pas dans la grande distribution. On a besoin de stabilité, de quelque chose de durable»

Autre point sensible, la reliure choisie avec soin quand la hantise du « dos cassé » à cause de la rigidité d’une reliure collée est partagée par de nombreux éditeurs et éditrices comme Valérie Millet pour qui la couture était dès le départ « un impératif ». Chez Zones Sensibles, « on a un brochage Otabind bien particulier qui permet d’ouvrir le livre complètement. Le livre est souple, il se pose à plat ce qui est parfait notamment pour les photos, le dos n’est pas cassé. » explique Alexandre Laumonier.

Soumises à des coûts plus élevés, on pense actuellement à la hausse importante du prix du papier touchant plus fortement les petites maisons qui ne peuvent pas acheter en grande quantité leur papier comme le font les groupes éditoriaux aggravant ainsi la pénurie, les maisons d’édition indépendantes doivent prendre sur leur marge afin de maintenir des prix abordables pour une clientèle peu consciente de l’arrière-plan économique de la production des ouvrages. CertainEs comme Élodie Boyer n’hésitent pas à (discrètement) détailler en dernière page du livre les coûts de fabrication. Un label indiquant clairement au public que tel livre a été produit dans les conditions de l’édition indépendante, pourrait être une piste mais les indépendantEs devraient se mettre d’accord sur des critères communs ce qui pose d’autres difficultés.

Le goût de l’artisanat

Pendant longtemps Roland Chopard a composé à la linotype et imprimé sur sa presse typographique les quelques trois cents titres de la série des livres courants de poésie des éditions Æncrages & co, avant de se consacrer uniquement aux livres d’artistes (lire notre entretien). Poursuivant l’histoire des imprimeurs éditeurs, certaines maisons d’édition indépendantes travaillent d’une manière artisanale, désireuses de produire des objets non-industriels en séries très limitées. Dans cette veine, « on croise deux mouvements, celui des arts plastiques, des beaux livres avec un effet luxe, et la production de fanzines imprimés en riso. », explique Jean-Luc d’Asciano pour qui ce que l’on appelle couramment « beaux livres » ou « livres objets » relève du multiple artistique : « Le multiple c’est un objet artistique artisanal qui par un procédé mécanique est répété un nombre fini de fois. Certains multiples artistiques s’avèrent être des livres. On va avoir des multiples à quelques euros dans un esprit post-punk et d’autres très cher. Les deux peuvent coexister. »

« De plus en plus d’éditeurs indépendants vont vers le livre objet », remarque Virginie Symaniec qui fabrique elle-même des « poèmes à planter » sur des papiers spéciaux, dont un ensemencé : « J’achète mon papier, j’imprime moi-même sur une petite machine. Je façonne, je coupe, je plie, je pique» La production artisanale séduit un public lassé de la perfection lisse de l’industriel : « Ça replace les choses au plan humain. On y a passé du temps et les gens apprécient beaucoup. Ils ont le sentiment d’acheter une pièce unique, ça change tout. Plus l’objet est soi-disant parfait, moins il est intéressant. Avec l’imperfection du fait-main quelque chose se passe, on a un rapport artistique à l’objet. Ça a une valeur au-delà du prix»

Qu’elles impriment et façonnent en interne ou qu’elles fassent réaliser à l’extérieur certaines étapes techniques très spécifiques, comme Pierrette Turlais des éditions Artulis (voir notre entretien), ces maisons ont une démarche artisanale. « On travaille avec des éditions très particulières, remarque Romain Mollica de Serendip, comme les Éditions du Livre, par exemple. Ils publient Fanette Mellier, une artiste. Son livre Matriochka explore l’infiniment petit qui se regarde avec une loupe. Nous l’avons présenté aux libraires comme un petit bijou, en précisant que le format est très petit, comme un objet précieux. Au moment de la sortie, les libraires nous ont dit : c’est très beau mais cher, ils ont d’abord regretté de l’avoir commandé. Et puis l’artiste a été saluée et reconnue, il y a eu un retirage et de la demande» Parce qu’il ne suffit pas de faire de beaux livres ingénieusement conçus et bien fabriqués, il faut aussi les vendre.

Diffuser l’oiseau rare

Une bonne partie de la production des maisons d’éditions distribuées et diffusées par Serendip, présente un aspect très graphique, que ce soit des livres jeunesse ou « des livres objets, des techniques d’impression particulières, des portfolios, des jeux, de la sérigraphie, de la riso, des projets hors norme. Les libraires nous ont rapidement identifiés comme sortant des sentiers battus mais aussi comme pointus, très durs parce que ce que l’on a sort des rayons, parce qu’on ne sait pas où le ranger. Ça a été compliqué au début, mais on a gagné dans l’endurance, en revenant régulièrement, en montrant que nous n’étions pas éphémères. » Il s’agit d’être admis et reconnus dans un univers abreuvé de publications normées. « Des succès nous montrent qu’on a eu raison d’insister parce que dans telle librairie passent des gens qui sont alertes, attentifs à ce qui se fait dans les nouvelles manières de raconter des histoires. On a trouvé une place auprès des libraires ayant une clientèle qui vient chez eux parce qu’il n’y a pas la même chose que partout ailleurs. Ce ne sont pas des livres qui se vendent tous les jours, ils doivent s’insérer dans un écosystème»

Pour cela, Romain Mollica insiste sur l’importance du travail en amont en coopération avec la maison d’édition : « Souvent les petits éditeurs sont isolés et nous, en tant que diffuseurs, je nous vois comme les premières personnes qui reçoivent le projet, la première fois que ça sort. On réagit en essayant de déminer les difficultés que le projet va rencontrer auprès des libraires. » Il faut parfois prévoir une certaines perte pour rendre visible des productions particulières : « En fonction de l’équilibre économique, du seuil de rentabilité, il faut calculer quelle partie du tirage peut être réservée à des exemplaires de démonstration»

Le diffuseur fait aussi « un travail pédagogique » pour convaincre les libraires d’accepter les ventes fermes, c’est-à-dire sans possibilité de retourner contre remboursement les exemplaires qui n’auraient pas été vendus au bout d’un temps donné. « Les tirages très limités apportent une valeur à des productions qui nécessitent un autre traitement que pour les éditions courantes. La plupart du temps, ce sont des ouvrages qui ne supportent pas d’être transportés. Dans les années 1990 encore, les libraires s’engageaient sur un catalogue, ils investissaient et soutenaient un éditeur en prenant en vente ferme des livres qu’ils s’engageaient à vendre. » explique Romain Mollica qui constate un changement dans le fonctionnement des librairies avec la rotation de plus en plus rapide des nouveautés. Comment les libraires perçoivent-ils et accueillent-ils les maisons d’éditions indépendantes ? Ce sera le sujet de notre prochain article.

Juliette Keating
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