“ Sex-tape : Benzema n’est plus sélectionnable.”
N’est-ce pas là un énoncé formidablement singulier et synthétique, au point d’en être obscur ? Nous l’exhumons de coupures de presse datant d’il y a plus de trois siècles, c’est-à-dire juste avant que la planète n’entre dans l’épisode dit du Grand Chaos Post-Libéral (GCPL). Cette petite phrase mystérieuse a servi de titre à plusieurs articulets parus en décembre 2015, à la lecture desquels la perplexité va croissante : chacun de leurs mots renvoie en effet à un maillage complexe de références culturelles dont les clés semblent perdues hélas, en raison des importantes destructions d’archives perpétrées durant le GCPL.
Le jour où le Collège de France m’a fait l’honneur de me confier sa chaire d’Histoire Socioculturelle du XXIe siècle, j’ai immédiatement réuni quelques collègues pour leur proposer le principe d’un séminaire entièrement dédié à l’exploration de cette phrase sibylline, pensant que si nous parvenions à gravir l’Himalaya sémantique qu’elle enfermait, nous comprendrions sans doute mieux l’origine des troubles qui ont éclaté peu après. En d’autres termes, nous entendions, via ce qui nous apparaissait être un fait divers, jeter un regard de biais sur le GCPL. Le fait que ce chantier se soit soldé par un échec à peu près complet est en lui-même est riche d’enseignements puisque cela nous a permis de mieux cerner les limites de notre discipline.
Sex-tape (mot certainement d’origine américaine, littéralement bande de sexe) semble décrire une pratique sexuelle collective, de nature indéterminée mais relevant probablement d’une forme de psychopathologie ou au minimum d’une déviance, tout en restant paradoxalement dans les clous de la norme sociale puisqu’il en est question jusque dans des publications de référence où le sextaping n’est pas évoqué en termes particulièrement dépréciatifs. Sélectionnable est un autre néologisme dont il est rapidement apparu qu’il n’avait aucune connexion avec le terme de sélection tel qu’utilisé par le régime nazi circa 1940, ni d’ailleurs avec la théorie de l’évolution. Toute la difficulté de notre étude était donc de relier deux mots au sens relativement flou par une solide chaîne causale. Logiquement, c’est vers le contexte social et politique de l’époque (du moins ce que l’on peut en connaître aujourd’hui) que nous nous sommes tournés pour chercher des indices. Décembre 2015 fut marqué en France par l’organisation d’une grande conférence sur le climat ainsi que par des violences dues au développement de l’islamisme radical. Fallait-il relier sexe et islamisme, ou sélection et climat ? Et qui fut ce fameux Benzema ?
Notre meilleure hypothèse à ce jour, et qui le restera tant que de nouvelles pièces n’auront pas été portées à la connaissance des chercheurs, est que “Benzema” n’était pas un individu mais une projection fantasmatique de l’opinion, une sorte de figure de proue de la lutte contre le dérèglement climatique. Or cet avatar, en particulier les préférences et comportements sexuels dont il avait probablement été doté, a dû entrer en collision avec le climat d’hystérie religieuse qui sévissait alors, au point qu’il n’était plus “sélectionnable”, c’est-à-dire propre à remplir une fonction d’étendard. Nous attirons l’attention du lecteur sur le fait qu’il ne s’agit que d’une pure conjecture.
Des membres du groupe ont proposé une piste plus spéculative encore, tournant elle autour d’une pratique appelée football, sexuelle elle aussi, qui se déroulait sur une étendue d’herbe assez vaste en présence de vingt-deux personnes et d’un polyèdre plus ou moins sphérique d’un diamètre d’une vingtaine de centimètres appelé ballon. Il se serait agi d’enfoncer cet objet dans l’anus de l’un des participants (le “sélectionné”), pratique barbare qui était sans doute un simulacre de la grossesse masculine. Ou était-ce à des fins purement récréatives ? Nos collègues pensent en tout cas que la mondialisation néolibérale a pu trouver là son totem en même temps qu’une forme de rite conjuratoire. Si cette piste était fondée, la suite, à savoir le nouveau Moyen âge du GCPL, semble pratiquement couler de source.
Édouard Launet
Sciences du fait divers
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