La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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XXXV. Un tigre atterrit
| 24 Mar 2019

Arraché dès l’enfance à sa natale Taïga, adopté par un couple d’ostréiculteurs rustauds sur les bords, amoureux d’une écuyère, puis d’Ali ibn-el-Fahed,  le plus grand des Dompteurs, qui le mène à la Gloire, Tigrovich, tigre, prince et artiste, a connu la gloire internationale et la déchéance de l’artiste mélancolique. Un jour, son dompteur disparaît, en laissant opportunément quelques indications permettant de le retrouver. Notre héros part à sa recherche, en compagnie du Clown Démétrios. Embarqués à bord du Circus ils rencontrent à bord une mystérieuse passagère clandestine, un chanteuse égyptienne qui se révèle, contre toute attente, être Ali le dompteur lui-même, indeed ! À bord du Circus, tout le monde se réjouit de ces retrouvailles. Si ce n’est que qu’à l’horizon des pirates les abordent. Tigrovich et son dompteur se retrouvent prisonniers des pirates, en compagnie de deux otages occidentaux. Ingénieux autant qu’artistes, ils parviennent à séduire les pirates par un époustouflant numéro de cirque maritime. Hélas, une tempête vient ruiner leurs efforts. Ils se retrouvent à l’eau en pleine mer et en fâcheuse posture.

« Ali », criait Tigrovich, éperdu. « Tigrooovich », allait répondre Ali, comme il se doit. Mais il n’en fit rien. Car, au moment de lancer son cri, il avait levé les yeux vers le firmament où, le soir tombant, s’organisaient des phalanges d’étoiles. Et pour mieux les scruter, il se dressait sur le bois de son embarcation de fortune. De la poche de son habit déchiré, il tira une lunette télescopique qu’il déplia de la main droite, tandis que de la gauche, il extrayait de derrière son oreille un minuscule opuscule qu’il avait serré là et qui portait, comme l’indiquait un titre illisible à l’œil nu, sur l’art d’interpréter les astres et autres signes du ciel. Tigrovich au loin sanglotait. Mais lui, attentif, porta alternativement la lunette du firmament à l’opuscule, de l’opuscule au firmament, cela une bonne dizaine de fois. Quand, de l’Occident vers l’Orient, une oie sauvage aux ailes noires et au corps blanc tirant sur le jaune vint justement à passer au-dessus de sa tête scrutante, il se frappa le front et, renversant les paumes de ses mains vers le ciel, en accepta les arrêts, dont les sens, propos et desseins s’étaient enfin éclairés en son âme attentive. Mais le plus dur restait à faire.

À plat ventre sur la chaloupe, il la fit avancer, héroïque, en direction de son tigre, assez près pour lui communiquer sa découverte. Hurlant dans le sens du vent, il lui lançait les célestes instructions que Tigrovich, ébahi, refusait et d’entendre et de comprendre. Mais Ali, moulinant des bras, répétait et répétait encore. Il le fallait, c’était ainsi. Le glorieux destin du tigre l’appelait plus loin, plus à l’Est, et vers l’Est son dompteur n’irait pas, car c’est dans la douce Égypte que les astres lui promettaient fortune et prospérité. « Balivernes », hurlait le tigre en pleurant. « The stars, the stars and the birds », répétait Ali à l’envi. « Superstition », s’obstinait l’artiste. « Science ancestrale », répondait le dompteur. « Jamais », pleurnichait Tigrovich. « Allons », raisonnait Ali. Et, devisant de la sorte, ils se laissaient ballotter sur les flots, le tigre battant des pattes pour maintenir son bout de mât dans la bonne direction, le dompteur jouant des épaules pour lutter contre le vent qui l’entraînait au loin, tous deux buvant la tasse plus souvent qu’à leur tour. Ali allait évoquer Paracelse et Tigrovich les lois de la nature, quand le destin, un peu las ou peut-être impatient, prit enfin les choses en main. « Newton ! », lança Tigrovich une dernière fois. « San Juan de la Cruz », répartit Ali, appelant les mystiques à la ressource.

Puis ils ne s’entendirent plus, car le destin prévoyant avait jeté sur la mer une brume marine qui, se mêlant aux ombres de la nuit, les rendait invisibles tout autant qu’inaudibles l’un à l’autre. Un agile courant entraîna le tigre vers l’Est, tandis qu’une lame avisée prenait Ali en son giron, le guidant vers Alexandrie. Au bout d’un certain temps, durant lequel il avait grelotté, le tigre à son mât accroché vit au loin, puis moins loin, puis bien près, puis bien trop près, des rochers aiguisés qui se détachaient sur une terre inconnue. Depuis longtemps il ne l’avait pas touchée, la terre. Aussi accéléra-t-il sa nage vers les roches salvatrices. Quelques mouettes, comme il arrive, se moquaient de lui à l’unisson. Les mouettes avaient de quoi se moquer. Car des rochers se dessinaient, à leur droite comme à leur gauche, deux belles plages de sable blanc. Mais le tigre ne les voyait pas, tout obsédé de ses rochers où le menaient les vagues qui allaient s’y briser. Bientôt, comme il s’en était rapproché à vive allure, ce fut griffes contre oursins, ressac contre nage, aller contre retour, agrippage contre glissades, égratignures et éraflures, cela un certain nombre de fois. Finalement, une vague un peu plus haute que les autres passant par là, le tigre s’y jucha et surfa sur son mât ainsi que sur la crête de la propice vaguelette. Il passa donc par-dessus roc et oursins pour, en un salto incertain qu’aurait désapprouvé Ali, atterrir enfin sur le sable blanc d’une plage qu’ombrageaient les ramures d’un grand cèdre bleu.

À peine eut-il touché le sol que Tigrovich, épuisé, s’endormit, les restes déchirés de sa redingote fuchsia s’envolant au gré des vents. Comme jadis le tigre et son dompteur allaient en leurs tournées glorieuses aux quatre coins du monde, ainsi certains vers l’Égypte, d’autres vers la France occidentale, d’autres enfin vers les steppes de la taïga, s’en allaient les derniers lambeaux fuchsia de la redingote du tigre. Lequel ronflait sur le sable accueillant, tandis que volaient autour de lui des oiseaux de mer dont il n’entendait plus le cri. Enfin il s’éveilla et considérant son état couvrit sa nudité de la branche d’un grand cèdre bleu qu’il coupa d’un coup de griffe. Tournant les yeux tout à l’alentour, il vit qu’il était seul et, revenant en lui-même, se souvint que son dompteur l’avait abandonné pour d’obscures raisons astrales. Que pouvait-il faire ?

Solitaire en ce rivage désert et inconnu, dépouillé de tout et même de ses haillons fuchsia, il entreprit à l’aide de sa canine droite, qu’il avait acérée, de limer sa griffe ébréchée par le contact du bois et, précédemment, des rochers. Puis, rien n’arrivant, il entreprit de se lamenter.

Sophie Rabau
Les aventures de Tigrovich

© Laure Calvié – laurecalvie.wordpress.com

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