Gilles Pétel interroge l’actualité avec philosophie. Les semaines passent et les problèmes demeurent. « Le monde n’est qu’une branloire pérenne » notait Montaigne dans les Essais…
Freud parle du retour du refoulé pour désigner le moment où la névrose se déploie à l’air libre : sur la surface du corps ou dans les pensées ruminantes du sujet. Désirs œdipiens, affects, souvenirs, pulsions, tout le bordel de la petite enfance fait son retour avec le grand éveil de la sexualité génitale. Ça fait en général pas mal de bruit. Ça rend les gens bien malades : extinction de voix, paralysie, évanouissement, obsession, langueur, la liste des symptômes est sans fin. La cure analytique censée remédier à ces maux est interminable. Le sujet n’en finit jamais avec son inconscient.
L’expression de retour du refoulé est un trait de génie de Freud. Les souvenirs reviennent toujours. On n’en finit pas de liquider un passé qui ne passe pas.
Dans les conversations de cafés, les manifestations, les révoltes des « bonnets rouges » hier, des « gilets jaunes » aujourd’hui, dans le grand ras-le-bol enfin qui sourd de toutes parts dans notre pays comme dans la plupart des grandes puissances, nous assistons à ce fameux retour du refoulé.
Nos démocraties sont malades : nous n’y croyons plus, nous nous interrogeons, nous n’en finissons pas de nous poser des questions sur notre santé, notre avenir, sur une possible nouvelle démocratie, participative, anticapitaliste tout en étant très libérale puisque nous réclamons chaque jour davantage de droits, progressiste en regrettant la fin de la culture classique, moderne ou post-moderne pour certains, écologique bien sûr, une démocratie bio en somme. Nous ruminons nos pensées « politiques » à la façon d’une névrose obsessionnelle. Nous nourrissons de nombreux doutes.
Mais qu’avons-nous refoulé ?
Nous avons hélas refoulé de très nombreux souvenirs ainsi que leurs affects. Nous avons beaucoup oublié. Tout d’abord, mais il y a probablement un avant à ce d’abord, tout d’abord notre statut d’ancienne puissance coloniale. Ce refoulé est le sujet de l’excellent film de Michael Haneke intitulé Caché (2005), avec Juliette Binoche et Daniel Auteuil.
Nous avons refoulé ensuite la pauvreté. Mais nous n’avons pu l’ignorer si longtemps que parce que nous étions justement une puissance coloniale. L’argent de la France venait en partie de ses colonies. Nous avions moins de pauvres locaux car nous avions plus de pauvres dans les lointains. Rappelons si besoin est qu’en Algérie, du temps de la colonisation, l’écart de salaire entre un colon et un indigène à travail égal pouvait aller de 1 à 10 (cf. Benjamin Stora : Histoire de l’Algérie coloniale).
Nous avons également refoulé l’existence des travailleurs immigrés souvent sous-payés comme celle des clandestins, franchement exploités.
Nous avons encore refoulé la misère de certains quartiers des périphéries urbaines emplis de travailleurs impliqués dans ce que les sociologues appellent l’économie informelle. Et cette liste bien sûr est loin d’être exhaustive.
En somme nous avons refoulé la violence que nos États démocratiques imposent à une partie de la population. Mais le propre de l’inconscient n’est-il pas d’être précisément très agressif ?
Wendy Brown, dans un article particulièrement éclairant intitulé « Nous sommes tous démocrates à présent » (in Démocratie, dans quel état ? La Fabrique, 2009) note que « la démocratie comme concept et comme pratique a toujours été bordée par une zone non démocratique en périphérie, et a toujours eu un substrat interne non incorporé qui à la fois la soutient matériellement et lui sert à se définir par opposition. Historiquement toutes les démocraties ont défini un groupe interne exclu – qui peut être fait d’esclaves, d’indigènes, de femmes, de pauvres ou appartenir à certaines races, ethnies, religions ou être composé (aujourd’hui) d’étrangers en situation irrégulière. »
Nos démocraties n’ont ainsi prospéré économiquement qu’en exploitant un nombre plus ou moins important d’individus, elles n’ont progressé juridiquement que sur la négation du droit des plus faibles. Est-il alors surprenant que çà et là surgissent des bouffées de violence ?
La révolte récente des « gilets jaunes » est une des expressions de cette résurgence. Il est difficile de cerner ce mouvement dont la spontanéité tient en partie à la virulence des réseaux sociaux qui lui ont permis de se constituer. Il y a très certainement des forces réactionnaires à l’œuvre chez ces « gilets jaunes », forces nourries par les partis d’extrême droite (le Rassemblement National bien sûr mais aussi l’aile dure des Républicains qu’incarne Laurent Wauquiez) mais il y a également une foule de « sans nom », femmes et hommes pauvres ou issus d’une classe moyenne en voie de paupérisation. Cette révolte ressemble bien à une jacquerie. Elle en a la spontanéité, la désorganisation et la violence : à ce jour, deux morts et plusieurs centaines de blessés. Les jacqueries étaient sans doute d’abord des révoltes paysannes, mais certains paysans ne viennent-ils pas justement de rejoindre ce mouvement ?
Cette violence des « gilets jaunes » a été condamnée unanimement. Mais si elle est évidemment regrettable, elle n’est ni surprenante ni aussi extrême que certains veulent bien le dire. Il en va de même des émeutes qui déchirent régulièrement les banlieues des grandes villes. Elles aussi sont violentes (voitures incendiées, destruction de biens publics et privés, coups de poing et coups de feu parfois) mais là encore leur violence n’est pas aussi extrême que nous nous plaisons à le dire afin probablement d’attiser la peur des honnêtes gens. Il me semble en effet, pour pousser le paradoxe, que nos démocraties sont en réalité extrêmement tranquilles si on veut bien admettre qu’elles sont elles-mêmes extrêmement violentes. Mais cette paix n’est peut-être que provisoire.
Cette violence, beaucoup regrettent, à gauche principalement, qu’elle ne soit pas politisée. Il n’y a en effet souvent guère de revendications claires dans ces émeutes ou ces révoltes. Elles semblent aveugles. Mais n’est-ce pas précisément parce qu’elles sont le fait de personnes ou de groupes qui ne se sentent pas ou plus représentés par les différentes institutions politiques ? Ces groupes justement dont Wendy Brown nous dit qu’ils ont été en quelque sorte exclus volontairement du processus démocratique.
Ainsi comme la conscience que nous avons de nous-même, la démocratie est un régime ambigu et trouble, agité de forces inconscientes, débordé régulièrement par un « retour du refoulé », un régime auquel nous croyons encore comme nous croyons toujours, malgré les critiques dont elle a été l’objet depuis tant de siècles, à la transparence de notre conscience, avec son libre arbitre, sa responsabilité, sa grandeur en somme. Avec tout cela bien sûr, nous sommes tous démocrates. Mais quoi d’autre sinon ?
Ces remarques ne sont pas neuves. Auguste Blanqui dans une Lettre à Maillard de juin 1852 posait déjà ces questions ennuyeuses :
» Qu’est-ce donc qu’un démocrate, je vous prie ? C’est là un mot vague, banal, sans acception précise, un mot en caoutchouc. Quelle opinion ne parviendrait pas à se loger sur cette enseigne ? Tout le monde se prétend démocrate, surtout les aristocrates. «
Gilles Pétel
La branloire pérenne
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