« Notre architecture est délibérée, pleinement consciente, et se soucie (uniquement) du produit final. Seul le projet dans son ensemble, complètement terminé, fini (sur papier ou en pierre) s’inscrit dans le monde et peut donc prendre une position par rapport à lui. » Tout est en effet très « délibéré » chez Office KGDVS, agence bruxelloise animée depuis 2002 par les architectes Kersten Geers et David Van Severen. Elle pose et propose son postulat « Everything Architecture » (Tout est architecture), au centre Arc en Rêve, à Bordeaux.
Au premier regard, leur exposition surgit de manière très plastique. À travers de grandes maquettes monolithes, des photographies, œuvres d’artistes, dessins, prototypes… Il y a là un plaisir à faire un premier tour dans un univers sculptural servi par un éventail de matériaux, en se laissant juste happer par des formes géométriques élémentaires – carrés, cercles, triangles, cubes, plans inclinés, cylindres. Un vocabulaire digne de Donald Judd ou de Sol LeWitt. Qui dialoguerait avec les photographies représentant la villa Valmarana de Palladio (1546) à Vicenza, en Italie.
On passe ainsi de la maquette en bois de la bibliothèque d’Asplund, à Stockholm, en forme de cube pris dans un cylindre, à la maquette en liège et métal de Solo House, une maison circulaire réalisée à Barcelone, dont le plancher et la toiture forment deux anneaux. L’ensemble de la cinquantaine de projets rappelle que l’architecture reste un art et une culture, entre projections et réalisations. Office justifie cette mise en scène : « Tout ce qui est produit par l’agence – projets de papier ou en pierre, travaux théoriques, maquettes – doit être considéré comme un projet à part entière. Tout ce qui est montré dans l’exposition – projets, recherches, travaux d’artistes – est architecture. »
Dans ce parcours esthétique, il devient vite évident, et jouissif, de déceler les intentions de ces architectes critiques. Qu’est-ce qui fait leur identité ? La notion de limite, de frontière est au centre, ou plutôt autour de leurs projets. Oui, il y a des murs autour de ces architectures et pas ceux de Donald Trump. Pour Kersten Geers et David Van Severen, il s’agit d’ouvrir ces fermetures à d’autres possibles, de mieux fermer pour créer d’autres portes, de l’épaisseur habitée. Le « Passage frontalier » entre le Mexique et les États-Unis (projet, 2005), mur d’enceinte blanc de neuf mètres de haut, définit un passage piéton, oasis plantée de palmiers, abritant des pavillons pour le contrôle des passeports et l’administration. La « ville refuge » de Ceuta, entre Maroc et Espagne (projet, 2007), est une cité formée à partir d’un vaste carré, entouré d’un épais rempart habité où se trouvent toutes les infrastructures. La place fortifiée est laissée libre. La frontière est démultipliée, investie, devient épaisseur, c’est de l’architecture.
D’autres limites ont d’autres intentions. Le critique espagnol Juan Antonio Cortés, enseignant à l’université de Valladolid et critique à El Croquis, le souligne : « … les projets les plus intéressants de l’agence introduisent souvent la création délibérée d’une nouvelle limite, indépendante des limites contraintes et existantes du lieu. L’ancienne et la nouvelle limite génèrent donc un espace, une épaisseur souvent utilisée pour intégrer différentes fonctions du projet. » Ce qui permet aux concepteurs de s’abstraire d’un site, de se protéger d’un contexte, de la « masse confuse des constructions qui constituent notre environnement ». Logements et maisons peuvent se définir par leur clôtures, comme la villa Buggenhout, en Belgique (réalisée, 2010), dont la clôture contient les pièces du rez-de-chaussée et un jardin ordonné. Un autre jardin, sauvage, est conservé au-delà de la clôture.
Vocabulaire géométrique, frontières épaisses, Office rime avec la notion de « presque rien » : « Aujourd’hui, le monde est à la fois intériorisé et urbanisé, tout est construit mais (presque) rien n’est architecture. Dans ce contexte, le seul que nous ayons – un champ uniformisé – il nous faut comprendre comment produire un minimum de confort, des biens communs, des points d’ancrage, des espaces de vie, un lien avec nos traditions culturelles. » Cet « infinitésimal » revendiqué, ce « presque rien » se traduit par une économie de moyens, une écriture simple et précise, où les pleins et les vides sont très nets, les choix assumés, bien rangés. Mais la tension, la contradiction anime ce qui pourrait être aplati. Tension entre les formes et les usages, dans la résidence secondaire Merchtem par exemple, en Belgique (réalisée, 2012). Sur un terrain étroit à l’arrière d’une maison rénovée, l’accès se fait par une porte dans le mur d’enceinte. Cet espace clos est divisé en quatre parties égales où se confrontent une verrière coulissante, un habitat, un jardin.
L’abstraction de certaines réalisations n’exclut pas la séduction, la singularité ambiguë entre passé et contemporain. Souvent les matériaux parlent. C’est le cas avec le centre des musiques traditionnelles, le Bahrain Authority for Culture & Antiquities, aux Émirats arabes unis (réalisé, 2016). Deux extensions similaires de dar (maison) appelées majlis (salle commune) font revivre les traditions des pêcheurs. Leurs structures en béton accueillent pièces communes et locaux techniques. L’ensemble est couvert d’une maille en acier, que l’on soulève lors des concerts comme un rideau de théâtre. L’architecture selon Office ? « Un appareil permettant de définir l’espace, un outil pour créer des hiérarchies, une machine pour les illusions »… Des illusions aussi bien imaginées dans une ville nouvelle de Corée du Sud, dans une maison de 25 pièces à Ordos en Chine (Mongolie intérieure), dans l’établissement d’enseignement agricole de Louvain ou sur passerelle à Gand. Un voyage dans des « choix judicieux » qui seuls permettent « de survivre aux bruits de notre époque ».
Anne-Marie Fèvre
Architecture
Everything Architecture, Office, Kersten Geers David Van Severen architectes, Bruxelles. Exposition au centre Arc en Rêve, Bordeaux, jusqu’au 12 février 2017.
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