Du 11 mai au 5 septembre le Centre Pompidou expose Allemagne / Années 1920 / Nouvelle Objectivité / August Sander, une recension d’un moment de l’histoire de l’Art dans l’Allemagne des années 1920. Angela Lampe, conservatrice des collections historiques du Centre est commissaire de l’exposition. Pour ce travail exceptionnel, elle s’est adjointe Florian Ebner, le conservateur de la Photographie, et ils ont choisi August Sander et ses portraits comme fil conducteur.
En mai 1976 j’avais acheté mon premier tirage original. C’était à la première exposition à Paris d’une sélection de portraits d’August Sander à la galerie d’Agathe Gaillard, une amie. Le choix était difficile parmi les chefs-d’œuvre exposés et c’est la qualité du tirage, œuvre de Gunther Sander fils d’August qui me porta vers le « notaire de Cologne ».
Dans cette photographie, je retrouvais l’idée, l’image de l’Allemagne que je m’étais forgée par les voyages d’échange avec mon professeur d’allemand, dès la sixième, des voyages qui me permettaient de visiter Leipzig, Dresden, Halle, de l’autre côté du rideau de fer en 1957. La visite, cette année là, des usines Leitz à Wetzlar a joué son rôle dans ma décision de devenir photographe. Joie comblée en 1971 par l’achat en occasion de mon premier Leica M3 fabriqué en 1957… C’est aussi en 1971 que j’avais connu les portraits d’August Sander, dans le livre des éditions Bücher, l’éditeur suisse de la revue Caméra . Le livre s’intitulait Menschen ohne Maske (Les hommes sans masque). Il donnait le nom des personnes représentées par Sander, et c’est bien ce portrait du Dr Quinke le notaire devant son perron en 1924 qui renforça mon envie de visiter l’exposition annoncée par le Centre Pompidou.
Après la guerre, qui ne fut grande que par ses millions de victimes, les critiques, en Allemagne, cherchaient à nommer la tendance qui s’élaborait dans le mouvement artistique. Le retour à une figuration réaliste se nomma nouveau naturalisme ou post-expressionnisme ou encore réalisme magique pour finalement être baptisée Neue Sachlichkeit. C’est à Mannheim en 1925 qu’une grande exposition à la Kunsthalle rassembla 32 artistes sous cette appellation. Y figuraient déjà George Grosz et Otto Dix, dont on retrouve de magnifiques toiles dans l’exposition du Centre Pompidou. Traduire Sachlichkeit par objectivité relève du compromis avec l’impossible; après le cataclysme de la guerre, l’art sous le régime de Weimar cherche à faire sens socialement. Il faut épurer pour documenter.
En 1928, Albert Renger-Patsch publie le livre de photographies Die Welt ist schön (Le Monde est beau). Les objets industriels peuvent composer de belles images, dans la simplicité, l’objectivité.
C’est également en 1928 que Karl Blossfeldt publie son livre Urformen der Kunst (Les Formes originelles de l’art). Formé à la sculpture, Blossfeldt devient célèbre par sa célébration des plantes dont les formes sont pour lui à la racine de l’art. Il adhère à la mouvance de la Nouvelle objectivité. (On peut recommander le superbe livre Karl Blossfeldt Variations, la thèse d’Ulrike Meyer-Stump, publié par Lars Müller Publishers – en allemand ou en anglais)
August Sander ne s’est jamais explicitement revendiqué de la Nouvelle objectivité. Il fréquente les milieux artistiques des progressistes de Cologne. En 1925, il commence à développer un système de classification basé sur des groupes sociaux qu’il définit lui-même, censés représenter la société allemande de son époque. Il donne à son œuvre le titre Hommes du XXème siècle.
En novembre 1927, August Sander publie son credo en la photographie (voir le diaporama au bas de cet article). « I hate nothing more than photographs made sugar sweet with false effects and gimmicks » (Je hais autant qu’il est possible les photographies mielleuses associant des effets gratuits comme des trucages)!
Hasard ou prémonition, j’ai trouvé dans une boîte à livres, sur un trottoir de Montreuil, le numéro 35 des Cahiers du Musée National d’Art Moderne publié en 1991 et consacré à « l’exposition de la Photographie ». Cette lecture permet de comprendre l’évolution de l’orientation du département photographie du Centre Pompidou se dégageant de l’éternelle opposition peinture contre photographie. En 1991, il fallait faire appel aux philosophes comme Adorno pour justifier les critères esthétiques autorisant l’exposition de la photographie, et interpréter un texte de Rainer Maria Rilke pour affirmer que le regard photographique éloignerait de la nature (Stéphane Huchet). Heureusement, les historiens et les sociologues travaillent à présent sur les œuvres de photographes sans a priori. La thèse d’Olivier Lugon sur le Style documentaire (éditions Macula 2001) a durablement influencé le travail des conservateurs.
Le choix de prendre l’œuvre d’August Sander comme fil conducteur de l’exposition, de donner à voir les tirages originaux de l’ensemble de son projet, de montrer aussi dans une vitrine les variations d’interprétation qu’ont pu faire Gunther Sander (1907-1987), un de ses fils, puis Gerd, le petit-fils (1940-2021), sont l’expression du travail remarquable de Florian Ebner, conservateur de la photographie, qui se distingue de ceux qui l’avaient précédé à la création du Centre… et qu’on pouvait soupçonner de ne pas aimer la photographie.
Je ne résiste pas à montrer ce tirage du jeune Tsigane dont visiblement August Sander a retouché au crayon le négatif pour équilibrer le fond de l’image, alors que toutes les reproductions ou les tirages ultérieurs ont flouté ces retouches. Émotion toute personnelle d’un photographe qui se prolonge de celle de voir les deux photographies du fils, Erich Sander, arrêté par les nazis en 1934 et mort en prison d’avoir été mal soigné. La photographie d’Erich dans sa cellule, probablement faite par un co-détenu.
Puisque j’évoque l’émotion que m’ont procurée les portraits de Sander, notamment « mon » notaire de Cologne, il me semble important, comme l’a fait Olivier Lugon, de ne pas oublier les photographies de nature et de paysages qu’August Sander a réalisé toute sa vie autour de Cologne. On peut regretter que l’exposition n’en fasse pas mention. Un livre en rassemble une partie, Köln portrait, photos rassemblées par Reinhold Misselbeck (Wiemand éditeur, 1984).
Le catalogue de l’exposition rassemble les documents et les œuvres exposées. Les articles des conservateurs, Angela Lampe et Florian Ebner sont complétés par de nombreux textes éclairant la période de la République de Weimar, notamment la contribution de Christian Joschke, « Le regard vers le bas », qui décrit l’engagement politique de nombreux artistes soucieux du sort de la classe ouvrière dans une période qui exalte la machine et un capitalisme triomphant. Comment ne pas faire de rapprochement avec la période que nous vivons d’un néo-libéralisme arrogant ne tentant de sauver son avenir que par les armes et les guerres.
L’exposition aborde tous les modes d’expression artistique contemporains de la République de Weimar ; peinture, théâtre, cinéma, architecture et design. Exposé, le tableau de Franz Wilhelm Seiwert, « Peinture murale pour un photographe », ornait dit-on un mur de l’atelier de Sander. Seiwert était son ami, celui qui l’avait introduit parmi les progressistes de Cologne.Au centre d’une salle, dernière acquisition du Centre la cuisine de Francfort (Margarete Schütte-Libotsky) confirme la diversité formelle.
Le succès de l’exposition rappelle les grands évènements comme l’exposition Paris-Berlin (1978). Une exposition à voir en urgence avant la fermeture du Centre annoncée pour trois ans.
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