Un “bon” travail domestique est invisible. Les employées nettoient, cuisinent, se chargent de nos enfants. On les voit les sortir au square: souvent des enfants blancs, souvent accompagnés de femmes issues de l’immigration. Quand je les vois, je me pose toujours les mêmes questions: Ont-elles des enfants? Qui se charge des leurs? Quelle est leur histoire?
Leïla Slimani avait écrit sur cette question du travail domestique et du lien qui s’établit entre l’employée et les employeurs dans le roman Chanson douce, où la travailleuse domestique Louise (observation secondaire: elle est blanche) finit par tuer les deux enfants dont elle s’occupe. Si on regarde de plus près, la littérature, surtout celle des siècles derniers, est peuplée de ces petites mains silencieuses qui font tout, en arrière-plan. La chercheuse argentine María Julia Rossi réfléchit dans Ficciones de emancipación. Los sirvientes literarios de Silvina Ocampo, Elena Garro y Clarice Lispector sur les mécanismes de la représentation de l’invisible et des conséquences de cette représentation sur le plan diégétique et structurel des textes littéraires. À travers son analyse, elle démontre qu’il existe une certaine poétique de la travailleuse domestique dont les constantes sont invariables, comme la spatialité des maisons, où les frontières intérieures et symboliques renvoient à un ordre social (quel espace occupent les domestiques dans la maison?). Un autre point de cette poétique est la relation affectueuse ambivalente entre les familles et les domestiques dont le corps est subordonné au maître: la travailleuse domestique est invisible pour la classe supérieure et ne dispose pas, selon eux, d’une perception sensorielle. Les enfants représentent une possibilité de subvertir cette relation dans la fiction, puisqu’ils établissent une relation plus affective et sans préjudices avec les domestiques, qui se perd néanmoins une fois passé un certain âge. Un autre point de subversion fictionnelle est le désir, puisqu’il échappe au contrôle des maîtres.
On peut en partie retrouver cette « poétique » de la travailleuse domestique dans Les Oiseaux chanteurs, le troisième roman de l’écrivaine Christy Lefteri, fille d’immigrés chypriotes ayant grandi à Londres. La trame s’érige entre trois pôles problématiques : la question de la migration économique, la cause des femmes – déclinée entre le sort des travailleuses domestiques étrangères et les féminicides –, et la cause animale.
Un dimanche soir à Chypre, la travailleuse domestique Nisha, originaire du Sri Lanka où elle a dû laisser sa fille, sort de la maison et ne revient plus. Le lendemain, sa patronne Petra découvre son absence et commence à s’inquiéter, trouvant dans la chambre de l’employée aussi bien son passeport que la mèche de cheveux de sa fille Kumari et le médaillon qui abrite une photo de Nisha et une autre de son mari, décédé lors d’un accident de mine au Sri Lanka, ainsi qu’une bague de fiançailles. Petra, qui ignore presque tout sur cette femme qui pourtant vit avec elle depuis huit ans, tient son ménage et élève sa fille Aliki – chose dont la patronne a été incapable après la mort de son mari, survenue pendant sa grossesse –, entame alors sa recherche. Elle se heurte aux portes fermées de la police (il ne s’agit que d’une employée domestique, voyons, elle a dû rentrer ou passer dans la partie Nord, où on les rémunère mieux – affaire close), mais en découvre davantage sur cette jeune femme grâce à qui elle pouvait travailler et se reposer (l’émancipation de l’une se fait sur le dos de l’autre). Elle constate entre autres que Nisha entretenait une liaison amoureuse avec le voisin du dessus Yiannis, deuxième narrateur du roman. Ancien banquier, il vit, depuis la crise financière, de la cueillette d’escargots et d’asperges, et surtout du braconnage des oiseaux chanteurs qui, sur leur route de migration, font halte à Chypre. Bien qu’il ait des scrupules, il sait aussi qu’il peut difficilement se défaire du réseau mafieux du braconnage et continue, jusqu’au jour où il avoue ses crimes à Nisha qui lui demande d’arrêter. Les voix de Petra et de Yiannis s’intercalent et racontent l’enquête, tout en nous livrant les pièces nécessaires pour reconstituer le personnage absent de Nisha.
Le roman démasque la réalité des travailleuses domestiques à Chypre. Bien que la romancière affirme au final du livre que ce « roman ne prétend pas être la voix des migrants » et ne cherche pas à parler à leur place, il recueille néanmoins des voix et histoires de différentes travailleuses à partir du moment où Petra tend l’oreille. Christy Lefteri raconte dans l’épilogue que l’idée du roman lui est venue après une visite sur l’île: d’un côté, elle a noué une amitié avec une travailleuse domestique, de l’autre, il y avait les commentaires sur les employées de la part de son cercle familial et amical, dont le passage suivant se fait certainement l’écho:
Allons, ces femmes se moquent de tout ça. Elles n’ont pas de racines. Elles sont prêtes à abandonner leur famille sur un coup de tête. C’est pour ça qu’elles sont capables de venir chez nous, ou même d’aller plus loin, en Europe, dans les émirats arabes, et Dieu sait où. Vous imaginez une Chypriote prendre une décision pareille? Laisser ses enfants? C’est impensable, quelles que soient les circonstances. Bien sûr qu’elles ont une vie de merde dans leur pays. Des paysannes. Sans avenir. Elles débarquent ici et on leur donne plus que tout ce qu’elles pouvaient espérer: elles sont bien logées, bien nourries, bien payées. Mais elles n’ont aucune gratitude : certaines volent, d’autres vendent leur corps, d’autres encore vont voir ailleurs si l’herbe est plus verte. On pourrait attendre un minimum de reconnaissance, mais non. Ne faites pas l’erreur de croire qu’elles nous ressemblent. Elles ne sont pas comme nous. Je sais de quoi je parle.
En arrière-plan du roman se trouve également une autre histoire. En 2019, le Chypriote-Grec Nicos Metaxas est devenu le premier tueur en série de l’île après avoir assassiné sept femmes entre 2016 et 2018 (cinq travailleuses domestiques et deux de leurs filles, plus d’informations ici). Comme dans le roman, la police n’avait pas pris au sérieux les disparitions des femmes, signalées par leurs employeurs, ce qui entraîna une crise politique au moment de la découverte des crimes.
Quand Petra commence à s’intéresser à Nisha l’invisible, qu’elle découvre son histoire, il est déjà trop tard.
Qui était cette femme qui chantait dans une langue étrangère? D’où était-elle? De quoi rêvait-elle avant de venir ici ? Toutes ces questions me ramenaient à Nisha. Je me rendais compte que je n’avais jamais pensé à elle en ces termes, que j’avais refusé de voir qu’elle était un être humain avec ses peines et ses espoirs. Je le savais, mais cela restait très théorique et très lointain. Je ne l’avais jamais ressenti dans mon cœur. Pourtant, elle avait perdu son mari, elle aussi. Elle venait d’une île ravagée par une guerre interminable, elle aussi, une île longtemps colonisée. L’île et ses habitants avaient souffert. De telles expériences ne s’effaçaient pas facilement, elles perduraient en silence. Qui était Nisha ? Que lui avait enseigné la vie? Pourquoi était-elle partie si loin de chez elle? Pour sauver sa fille… de quoi? (p. 87)
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