Des ordonnances littéraires destinées à des patients choisis en toute liberté et qui n’ont en commun que le fait de n’avoir rien demandé.
« Les pauvres qui déconnent. Comment imaginer devenir proprio avec 7 900 euros par mois ? »
(Groupe, réduit, des gens qui regardent le reste avec mépris du haut de leurs remparts [1], resté en haut de la colline.)
« On est chez nous ! À mort le complot juif de la finance ! »
(Bras tendu vers le sol.)
« Et l’autre Judas qui va rendre l’Alsace Lorraine à la Grosse Bertha de Berlin ! »
(Groupe des chauvins qui portent des cocardes, bien plus fourni. Disséminé un peu partout, notamment tout à gauche et tout à droite de la foule.)
Les collègues de la CGT, la Commission des Grosses Tuiles, lisaient à haute voix le rapport d’incident que j’avais rédigé la veille.
[En anglais] « Construis ce mur ! Construis ce mur ! Ou le Shutdown sera éternel ! »
[En portugais] « Ce ministère de la Culture, nous allons le faire imploser ! »
(Groupe cacophonique de ceux qui sortent de Paris ou de Rome ou de Sète ou du diable vauvert ou de Zanzibar. En périphérie de la foule.)
Deux jours avant, j’étais seule dans la clinique, désertée en raison du mouvement des « blouses roses ». Le Dr P. était en congrès médical exotique et le Dr R. passait quelques jours d’un repos mérité en Grèce, dans sa belle-famille. Rêvassant devant la fenêtre de mon bureau du quatrième étage, je l’avais vu arriver de loin cette folle foule, cette marée inhumaine.
« Violée, harcelée, c’est ce qu’on dit… la fille, quand même, elle l’a bien cherché non ? Elle est naïve ou maso ? »
« Garder son bébé, c’est la vraie liberté ! »
(Groupe des autruches douillettes et de celles et ceux, mais surtout celles, qui gonflent leurs baudruches.)
Une manifestation de mécontent.e.s ? Une armée de zombies ? Si c’était l’épidémie de gastro, elle aurait marché bien plus vite, celle foule. Si c’était celle de grippe, bien moins. Elle avait envahi la clinique. Personne, pourtant, n’avait l’air malade. Ces femmes et ces hommes semblaient au contraire étrangement ravi.e.s.
La reine politique de la saturation médiatique et le roi médiatique de la politique du pire se tiennent en avant-poste. Les jobards sortis du néant. Ils projettent l’animation d’une émission-débat qui sera force démocratique de proposition. Je m’assure de ne voir Marcel Béliveau nulle part au milieu de la foule. Il n’est pas là. Je sens monter une fièvre délirante. Chez moi.
Les membres de la commission s’interrompirent, la mine dépitée et me toisèrent avec commisération. Ils reprirent leur souffle et poursuivirent.
Les symptômes sont variés, à des degrés divers. Sans examen clinique, je diagnostique une heureuse-imbécilité-des-gens-nés-quelque part, pandémique. Pour me protéger et assurer le service minimum, je décide dans l’urgence de m’auto-injecter un vaccin préventif, L’Invasion des imbéciles, produit par Tiphaine Rivière pour le Seuil. Le constituant du virus devrait nourrir mes anticorps.
Mes consœurs et confrères affichèrent leur étonnement, teinté de scepticisme. La maladie, bien que très répandue, échappait encore à tout carcan scientifique. Était-elle congénitale à l’humanité toute entière ? Contagieuse ? Curable ? Existait-il des porteurs sains ? Évoluait-elle chroniquement ou par épisodes de poussées et rémissions ? Nous n’en savions rien.
Le principe actif majeur du vaccin est Yvonne Letigre, 107 ans, qui, pour « la centième fois » en un mois, va mourir et s’offusque que sa petite-fille se marie le jour de sa mort. Dans son trépassement, elle arrive dans une sorte d’au-delà régi non par un Dieu – dont Yvonne dit d’ailleurs : « Punaise, j’espère qu’[il] existe et que j’ai cru au bon » – mais par d’étranges créatures qui, devant l’afflux quotidien de décédés, « n’arriv[ent] plus à contrôler cette immigration torrentielle d’humains » et décident en conséquence de ne conserver avec eux que les personnes ayant dans leur vie « infléchi la trajectoire de l’humanité » et d’envoyer les autres dans « le Néant pour l’éternité ». Yvonne, qui n’est pas joie à l’idée de passer une éternité dans le Néant, trouve une astuce pour se rendre indispensable et renseigner les créatures sur « le virus le plus contagieux, le plus virulent et le plus dangereux qui ait jamais attaqué la terre », à savoir, la bêtise. Elle est donc renvoyée sur Terre en compagnie d’O’*) : YU, destination : Kerdraon, en Bretagne (évidemment !), là où le mariage entre le fils d’un notable du cru et de la fille de la ministre de la Culture va permettre l’étude des « 12 formes du virus », de la « futilité » à « la perception à rebours » en passant par la « bêtise collective » et « l’incapacité à s’adapter ».
Les membres de la Commission me dirent de pas avoir eu connaissance du protocole expérimental du vaccin mais en identifiaient déjà les prometteuses potentialités. Ils poursuivirent la lecture.
On trouve donc dans le composé de« la culture pour les boloss », des journaux aux gros titres évocateurs (« 6 700 espèce d’animaux disparues chaque année », « 1% des humains possèderaient 99% des richesses de la planète », « La ministre de la Culture suggère Léonard Cohen au programme de l’agrégation » – je note ici les effets secondaires potentiellement perturbants de ces molécules étrangement non dépourvues de ressemblance avec la réalité), des courtisans politiques et des bourgeois conservateurs. Devant l’ampleur de l’épidémie de bêtise dont ils prennent la mesure, les créatures cherchent à mettre en place une « infrastructure qui éradique définitivement » les humains. Elles développent ainsi une tapette géante au centre de laquelle elles proposent de placer divers appâts. Le premier, jugé « très efficace », est Dieu. Mais, « preuve peut-être bien, de son inexistence », les imbéciles heureux sont partout et résistent.
Je ne peux ainsi mesurer l’efficacité du vaccin, qui nécessite des rappels serrés. Je ne peux donc exclure avoir été moi-même contaminée.
J’avais conclu sur ces mots mon rapport. Mes collègues échangèrent brièvement et m’annoncèrent qu’ils ne pouvaient prendre la décision de me placer en quarantaine, puisque la période d’incubation de la maladie était inconnue. Ils me conseillèrent un bain de neige et de ne plus boire que du vin, qui avait déjà prouvé ses vertus et qui « n’était pas un alcool comme les autres ». Ces paroles résonnèrent comme un écho, je me rappelai les avoir entendues dans la foule, qui n’avait pas quitté la clinique. Y avait-il eu contagion, jusqu’à mes confrères et consœurs ? Je quittai la salle Nadine Morano en frémissant.
Dr B.
Ordonnances littéraires
Et alors que je traversai les couloirs pour regagner mon bureau, ce frémissement devint effroi. Je réalisai que, moi aussi, j’étais née quelque part.
[1] Georges Brassens, Ballade des gens qui sont nés quelque part.
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