Goutte d’Or–Barbès, quartier-monde, oxymore urbaine, marge au cœur de Paris. Enclave en mutation, exclusion et gentrification sur le même trottoir. Jamais aussi attractif que depuis qu’il a été déclaré “no-go zone”.
La Goutte d’Or, c’est un peu comme la Corée du Nord.
En général, on n’y pense pas. On ne pense pas aux Coréens dans la misère, aux prisonniers politiques, à la répression armée. La Corée du Nord est coupée du monde. Mais, de temps en temps, un missile en part, qui va s’abîmer au milieu de l’océan. Alors, le monde se sent menacé et regarde vers la Corée du Nord, le temps d’une petite crise diplomatique. Et puis les choses se calment, le monde se lasse et les Coréens retournent à leur isolement.
Périodiquement, on redécouvre la Goutte d’Or. La première fois, ce fut un feuilleton d’Émile Zola qui fit frémir les bourgeois. Un demi-siècle plus tard, les émeutes des Algériens faisaient le bonheur de la presse à sensation. Récemment, un vieux fou qui attaque le commissariat armé d’un hachoir ou un jeune fou qui fait brûler un immeuble rue Myrha par amour des camions de pompiers. À croire qu’il y a ici plus de fous qu’ailleurs…
Il y a peu, c’était une pétition contre le harcèlement de rue qui attirait les caméras de télévision sur la place de La Chapelle, où des centaines d’hommes seuls, réfugiés désœuvrés, migrants à la rue, se blottissaient autour du square Louise-de-Marillac, comme si la fondatrice des filles de la Charité pouvait encore apporter du réconfort aux pauvres. Saint-Vincent-de-Paul à la rescousse de nos politiques d’immigration !
On redécouvrait la Goutte d’Or.
L’opération commando lancée par la présidente d’Île-de-France se heurta à la résistance des associations de défense des réfugiés, il fallut battre en retraite rue Pajol. À quelques mètres de là, près de l’ancien moulin de la Tour « où y eut escarmouche belle » à en croire Martial d’Auvergne, Jeanne d’Arc n’en fit pas moins face aux Anglais en 1429, lors du siège de Paris. On a les croisades qu’on peut…
Barricadée dans un hall d’immeuble sur cette ancienne butte des Potences où la prévôté du roi établit une annexe du gibet de Montfaucon à la fin du Moyen-Âge, Valérie Pécresse a dénoncé une « zone de non-droit ». D’autres ont parlé de « territoires perdus de la République ». Dans le vieux Paris-Match de mon ami Malik, au comptoir du Mistral, je lis en sous-titre d’un reportage sur le quartier au début de la guerre d’Algérie : « Il est interdit d’y pénétrer à quiconque n’y habite pas. Notre photographe est le seul à avoir pu y faire un reportage. Il manqua être lynché. »
Encore et toujours la même histoire, le fantasme de l’extraterritorialité, l’aura de danger et de mystère africain. La Goutte d’Or, c’est Tombouctou interdite aux occidentaux, où l’on entre comme l’explorateur René Caillé déguisé en lettré musulman, sans être certain d’en ressortir vivant. Justement, la rue de Tombouctou donne sur le boulevard…
Aujourd’hui, c’est la « no-go zone » chère au touriste américain en mal de frisson, qui peut s’écrier comme Ambrose Bierce dans le Mexique révolutionnaire : « Être un gringo à la Goutte d’Or, ça c’est du suicide ! ».
La Goutte d’Or, c’est comme la Corée du Nord de Kim Jong-un ou l’Irak de Saddam : on ne va pas y voir, on se contente de rumeurs, on se fait peur, et un jour on envoie l’armée à cause d’armes de destruction massive qui n’existent pas.
Place de La Chapelle, les cars de CRS ont stationné tout l’été. Des vigiles et leurs chiens patrouillaient la nuit square de Jessaint. Un beau jour, ils sont partis. Plus ou moins en même temps que les touristes américains à la fin des vacances. Et les réfugiés sont revenus, avec les vendeurs à la sauvette, à l’endroit précis où passait ce mur des Fermiers Généraux qui rendit Paris murmurant.
Oh, pour murmurer, on murmure ! « Marlboro, Marlboro, Marlboro… » Baskets, écouteurs, câbles de téléphone, la contrebande ne franchit pas l’ancienne barrière d’octroi, comme par habitude. Les étals sont plus nombreux qu’avant, ils se sont déplacés le long de la rue Marx Dormoy. On marchande dans toutes les langues, on crie dans les téléphones portables vers des pays lointains, on s’injurie, on rit très fort, un vieux monsieur me colle un jeans troué entre les mains : « Prends, c’est ta taille ».
Il faut se frayer un chemin, on bouscule, on se frotte, les filles changent de trottoirs, les pickpockets ont la vie belle. J’attrape une main près de ma poche, l’homme s’éloigne en me souriant respectueusement, l’air de dire : « j’ai tenté ma chance, ça n’a pas marché, c’est le jeu ».
Oui, c’est le jeu. Les CRS sont repartis. Souvent, une sirène rappelle qu’ils ne sont pas loin, de l’autre côté de l’ancienne porte Saint-Denis que la Révolution mit à bas, qu’ils peuvent revenir. En attendant, la vie a repris son cours après la crise diplomatique et le battage médiatique. Le monde a les yeux ailleurs, Paris regarde vers ses voies sur berges piétonnisées et ses futurs Jeux Olympiques. Qui s’intéresse encore aux problèmes de cohabitation à La Chapelle ?
Tout le monde a oublié la Corée du Nord, jusqu’à la prochaine fois.
Sébastien Rutés
(No-)go zone
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