La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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Annie Ernaux pour Serge Dassault
| 06 Juin 2016

Des ordonnances littéraires destinées à des patients choisis en toute liberté et qui n’ont en commun que le fait de n’avoir rien demandé.

On m’envoie des patients : des confrères débordés, des proches désespérés ou de simples témoins m’indiquent des cas à traiter de toute urgence et s’interrogent sur les remèdes possibles. Alors, bien sûr, j’examine l’individu signalé, en vertu du principe selon lequel on ne choisit pas ses patients, on accueille quiconque nécessite des soins ; l’éthique médicale, fût-elle littéraire, est à ce prix.

Le nécessiteux qui vient ainsi de m’être adressé s’appelle Serge Dassault [1], il a 91 ans et vit à Corbeil-Essonnes, dans une banlieue dite “sensible”. Alors que se passe-t-il avec ce monsieur ? Eh bien, il souffre d’une sorte d’inadaptation au réel, le diagnostic a été posé sans appel, l’été dernier, lorsque, en visite dans un hypermarché de sa ville, il s’est tourné soudain vers un caddie proche pour exclamer : “On n’a pas pris de petit véhicule ? On prend un truc comme ça ?” [2]

“Un petit véhicule”, “un truc comme ça” : le vieux monsieur n’a pas le mot, mais il ne semble pas non plus avoir le concept. Ces choses qui roulent et dans lesquelles les gens mettent d’autres choses, toutes sortes de choses, en une ronde quelque peu mystérieuse, c’est peut-être un jeu rigolo, on va à l’hypermarché le samedi pour rencontrer des amis, sûrement, s’amuser avec les petits véhicules, c’est un peu puéril mais que voulez-vous, nous parlons là de petits milieux, de gens modestes, la banlieue, son ennui, mais il y a ce centre, avec toutes ces lumières, ces paquets de toutes les formes, qu’il faut accumuler, faire rouler et à la fin présenter à une dame qui les enregistre sur un tapis qui roule lui aussi et qui finalement calcule le score.

Je creuse un peu : le patient que l’on m’envoie traverse en ce moment une passe difficile. Un de ses proches vient en effet tout juste d’être condamné à quinze ans de prison pour tentative d’assassinat. Et puis il y a tous ces habitants de sa ville qui refusent que l’on débaptise une partie de l’avenue Jean-Jaurès pour la renommer “avenue Serge Dassault” (les gens n’aiment pas le changement, c’est bien connu, toujours à râler quand on veut un tant soit peu moderniser les choses). Sans parler de cette sanction rendue publique, pour son absentéisme trop marqué au Sénat, encore une contrariété. Bref, tout traitement énervant est à proscrire, le gars est littéralement sur les nerfs.

 

Annie Ernaux, Regarde les lumières mon amour, Folio, 2016. Une ordonnance littéraire de Nathalie Peyrebonne

Il se trouve que vient de paraître en poche l’ouvrage d’Annie Ernaux, Regarde les lumières mon amour qui, à défaut de traiter toutes les pathologies qui affectent l’honorable vieillard, pourra peut-être le remettre sur la voie d’un certain réel, celui de l’hypermarché, de ses clients, de ses lumières, de ses marchandises entassées, de ses promos, de ses queues à la caisse… La romancière l’affirme sans ambages : “Les femmes et les hommes politiques, les journalistes, les ’experts’, tous ceux qui n’ont jamais mis les pieds dans un hypermarché ne connaissent pas la réalité sociale de la France d’aujourd’hui”. Les grandes surfaces, “ces prétendus non-lieux”, objets de “discours convenus et souvent teintés d’aversion”, ont leurs codes et leurs usages, et ce que Serge Dassault désigne avec embarras comme de “petits véhicules” sont en réalité des caddies, et il y a une histoire du caddie, autrefois appelé “chariot”, dont Annie Ernaux suit les transformations, l’objet devenant de moins en moins métallique, de plus en plus coloré, de plus en plus performant. La circulation des “petits véhicules” est fluide “sans embouteillage ni collision de caddies (leurs ’conducteurs’, comme ceux des autos, j’ai noté, ne se regardent pas)”. “L’hyper est prévu pour la circulation la plus efficace. Les sièges l’entraveraient et inciteraient au repos. Les lieux de consommation sont décidément conçus comme ceux du travail, avec pause minimale pour un rendement optimal”. Et pourtant, l’espace offre tant de brèches, l’humanité en a fait un lieu de vie, sociale mais pas seulement. Annie Ernaux y voit une étape décisive de la vie amoureuse : “Faire les courses à deux pour la première fois signe les prémices d’une vie commune. C’est accorder les goûts, les budgets, faire déjà couple autour de la nourriture, ce besoin premier. Proposer à un homme ou une femme d’aller ensemble au supermarché n’a rien à voir avec l’inviter au cinéma ou au café boire un verre. Pas d’esbroufe séductrice, pas de tricherie possible”. À côté, aussi, “il y a des gens, souvent pas très jeunes, qui parlent seuls devant les rayons, dialoguent tout haut avec la marchandise. Exprimant leur avis ou leur mécontentement à propos d’un produit, en se sachant à portée d’oreille des clients à côté”.

La question récurrente, d’allée en allée et de caisse en caisse, est au fond toujours la même : “De quelle façon sommes-nous présents les uns aux autres ?”

Alors, monsieur Dassault, lancez-vous, vous découvrirez un monde surprenant, votre sens du business ne s’en trouvera que renforcé. D’ailleurs, ajoute Annie Ernaux, “c’est fou tout ce qu’on peut faire avec un caddie. Je ne comprends pas pourquoi on ne les emprunte pas plus, pour un euro, c’est une affaire”. À méditer.

Nathalie Peyrebonne
Ordonnances littéraires

[1] Un grand merci à Dominique C.

[2] Complément d’enquête, diffusé le 25 juin 2015.

Annie Ernaux, Regarde les lumières mon amour, Folio, 2016

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