En 1992, j’ai fait dans une vente l’acquisition d’un cliché noir et blanc, attribué à un fameux photographe, présentant une ballerine en tutu, en équilibre sur la pointe du pied droit dans un hall de théâtre éclairé de bobèches fixées à une colonne néo-corinthienne. Le lot, daté de 1938, avait pour titre « Danseuse ».
J’ai voulu en savoir plus sur la photo et sur l’artiste. Pinterest m’a fait découvrir une autre image d’elle, au même endroit, avec un partenaire ressemblant à Serge Lifar. Claire Delcroix, au Centre national de la danse identifia la danseuse, Marina Semenova. Elle s’était produite en 1935 – non en 1938 – à l’Opéra de Paris, dans Giselle, avec Lifar.
Narcisse
Moins virtuose que Massine, qui succéda à Nijinski aux Ballets Russes, Serge Lifar donnait le change et séduisait femmes et hommes, à commencer par Diaghilev, son mentor et amant. Conscient de son aura, il continua, sous l’Occupation, à fasciner abonnés, danseurs et assistants sur lesquels il garda toute sa vie un ascendant.
Le critique André Levinson avait repéré le « lutin » Lifar, dans le Borée du Zéphire et Flore (1925) de Massine et dans des opus de Balanchine. Il appréciait « son élévation et sa prestesse mêlées à je ne sais quoi d’enfantin » et en donna une idée plaisante : « Monsieur Serge Lifar a le museau d’un bon petit diable très éveillé et un torse splendide sous le fard : c’est Apollon-Gavroche. » Moins indulgent, Léandre Vaillat égratigna en 1935 celui qui dirigeait la danse à l’Opéra : « Je persiste à tenir celui-ci pour un artiste intéressant, épris de son art, animé d’une foi que compromet parfois un orgueil immense, mais chorégraphe monotone, parce que hanté par la superstition d’un modernisme déjà désuet. »
Créé en 1911, le ballet Narcisse de Fokine date de l’époque où Freud forgeait le concept de narcissisme. Si on trouve trace de l’auto-érotisme dans le Faune de Nijinski (1912) que Le Figaro jugea « inconvenant » par ses « vils mouvements de bestialité érotique », il n’est question que de cela dans la version du Faune proposée par Lifar en 1935 : le foulard que hume et caresse la créature fait office de couche et de substitut de l’être aimé ; au final, le faune se mire dans une mare.
Levinson avait goûté en 1932 sa reprise de Giselle aux côtés d’Olga Spessitseva : « J’ai nommé Serge Lifar : ses débuts éclatants dans le rôle d’Albert-Loys, le prince déguisé et l’amoureux félon qui devient, au deuxième acte, le ténébreux, le veuf, l’inconsolé, traînant le manteau noir parmi les tombes, ont doté le spectacle de l’Opéra du protagoniste qui lui manquait pour approcher la perfection. » Peu avant de mourir, le critique écrivit un livre sur lui qui contribua à sa légende.
Giselle, ma belle
C’est à l’occasion de la reprise à Garnier de Giselle qu’eut lieu la rencontre Lifar-Semenova. La distribution, dictée par des motifs extra-artistiques, vira à l’opposition de styles et à la confrontation idéologique. Semenova avait pour Lifar deux défauts : elle représentait la ligne pure du ballet telle que définie par Petipa et transmise à Petrograd par Aggripina Vaganova ; et elle était russe – lui ukrainien. Russe et soviétique.
Il critiqua après la bataille, en mars 1936, une partenaire qui avait obtenu plus de succès que lui à l’applaudimètre. Celle-ci ayant déclaré à la presse qu’une ballerine doit être « une comédienne qui danse », Lifar – ou le porte-plume s’exprimant en son nom – mit en pièces le dramballet, concept proche du tanztheater d’un Kurt Jooss : « Cette tendance, qui consiste à vouloir substituer l’expression dramatique pure à celle de la danse, ne date ni d’aujourd’hui ni d’hier. Elle a fait son apparition tout au début de notre siècle avec le Théâtre d’Art de Moscou, apôtre du néo-réalisme […]. C’est en comédienne que Mlle Semenova a interprété le rôle de Giselle, mais sa coiffure en désordre, ses halètements et ses cris de ´Maman´ m’ont produit […] une impression franchement désagréable ».
Semenova, seule ou avec Lifar, avait posé pour une série de photos de presse dans le foyer de la danse de Garnier, situé derrière la scène. Sur un autre cliché, tous deux regardent dans la même direction, elle, enjuponnée de tulle, lui en short noir, vestige des costumes sportifs de Chanel pour le ballet de Nijinska Le Train bleu (1924). Une troisième image fut diffusée pleine page par le magazine Vogue en mars 1936 avec le couple de dos, devant l’immense miroir du foyer qui accentue la perspective lors des Défilés du ballet instaurés par Léo Staats en 1926, crée du flou et renvoie aux danseurs leur reflet.
L’Action française annonça l’événement à contrecœur –« l’ambassadrice de cette école de danse russe dont les Soviets s’enorgueillissent comme si elle était leur création » – en dénigrant le physique de Semenova : « Technicienne, elle n’est que cela. Trapue, commune de traits, on est frappé par ses attaches épaisses, son aspect général vulgaire. La poésie, absente de sa personne, l’est aussi de son art. Elle manque d’élégance, de distinction, de race ».
Candide se focalisa sur son style : « Son domaine, ce sont les équilibres ardus, la fulgurante vivacité des tours, les sauts enlevés avec force, mais encore et surtout le vertige de la rotation […]. Moment d’intense satisfaction où le corps humain s’efforce vers la beauté de la géométrie pure et pour un moment y atteint. »
Comœdia évoqua Vaganova, « artiste du peuple », auteure de l’ouvrage Les Éléments de la danse classique, « chorégraphe exceptionnelle », qui avait formé l’étoile russe.
L’Humanité cita Paul Gsell : « On lui donne mission de divertir, par exemple, des cheminots qui travaillent dans les steppes à poser des voies ferrées dont l’installation est nécessaire et urgente. Il importe de les distraire après leurs journées de labeur. »
Émile Vuillermoz, dans Excelsior, écrivit que Semenova exaltait à sa façon « un idéal de force, de santé, de vigueur musculaire et de noblesse sportive qui, par la logique même du régime, tend à détrôner l’idéal plus raffiné, plus aristocratique, mais plus morbide de l’ancienne chorégraphie romantique exaltant les sylphides, les elfes et tous les êtres aériens et immatériels. »
L’École Vaganova
La ballerine du Mariinsky avait été transférée avec son époux Viktor Semenov au Bolchoï en 1930 sur décision de Staline qui voulait favoriser le théâtre national de Moscou par rapport à celui de Petrograd. Stefan Zweig donne une idée du magnétisme de la ballerine dans le récit de son voyage en Russie : « Descendue du ciel dans des zones obscures, la silhouette enchanteresse de la nouvelle danseuse offerte à la Russie, la Semenova dont le nom retentira dans toute l’Europe, âgée de vingt ans, à peine sortie de l’école de ballet, en l’espace d’une année, a ensorcelé et conquis la capitale impériale. De son pas ferme et élastique, qui n’a rien d’appris mais s’esquisse naturellement, comme la sève sort de l’arbre, elle s’élance telle un oiseau. Se transfigure alors le quotidien morne et monotone de tous ces gens venus la voir. » Le la qui précède le patronyme place la ballerine au niveau d’une diva comme Pavlova.
Curzio Malaparte, dans Le Bal au Kremlin, la décrit avec finesse : « Son ossature mince et des plus frêles était revêtue d’une chair tendre et blanche : nue et charnue, dans la lumière claire des lampes, ses épaules qu’on eût dites de neige […]. Mais ses gestes étaient durs : si, à première vue, ils paraissaient instinctifs, observés par la suite avec attention, ils s’avéraient non seulement apprêtés, mais encore prémédités avec une hargne orgueilleuse […] Parfois, suite à une hésitation des plus légères du chef d’orchestre, à la moindre erreur d’un camarade de travail, à la fausse note imperceptible d’un violon, au grincement d’un fauteuil au fond du théâtre, à la toux d’un spectateur, la Semenova brisait le ballet, s’arrêtait au milieu d’une pirouette, et demeurait là immobile, glaciale, comme une statue de marbre, au milieu de la scène, face à la foule muette d’épouvante. » On est loin de la caricature dans la presse française !
En disgrâce après l’arrestation et l’exécution de Lev Karakhan, son second mari, Semenova reprit sa carrière et reçut même le prix Staline en 1941. Elle interpréta en 1947 le rôle-titre du Cendrillon de Prokofiev qui dit d’elle : « C’est exactement ainsi que j’entendais ma Cendrillon. »
Elle cessa de se produire en 1952 pour former pendant cinquante ans les danseuses du Bolchoï et mourut en 2010 à l’âge de 102 ans. Son élève Maïa Plissetskaïa déclara : « Elle a été la première par exemple à se tenir sur la pointe en arabesque avec le dos totalement arqué. Son port de bras était saisissant de beauté. »
Le fait que la ballerine ait été une figure du ballet soviétique ajoute de la valeur à une photo qui n’en avait pour moi que pour celle attachée à son auteur.
L’image, légèrement recadrée, fut publiée par le quotidien Marianne, le 8 janvier 1936, avec la mention :
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