“Courrier du corps” : la mise en scène de soi caractérise le monde 2.0. où chacun est tour à tour corps montré et corps montrant. Que nous disent ces nouvelles représentations de l’usage que nous faisons de nous-mêmes ?
Pour fêter la sortie du nouvel album de Lana Del Rey le 18 septembre, on s’est redemandé, comme déjà à chacun de ses singles, si ses lèvres étaient vraies ou fausses. Ce n’est pas curiosité malsaine. Au contraire. La question est scientifique, d’ordre musicologique, voire esthétique. La voix, le corps, tout l’art de Lana Del Rey ressortissent au pouting, à la bouderie. Une sorte de retrait qui est aussi une façon de se donner : rien de plus excitant qu’une fille (ou un garçon) qui fait la moue, surtout en anglais, en fait, car to pout y signifie “sortir les lèvres pour montrer de la colère, de l’ennui ou pour paraître sexuellement attrayant” (Merriam-Webster). Ce qui est nettement plus sympa que la moue, dont le TLF nous indique qu’elle manifeste surtout “du dédain, de l’ennui, du scepticisme”. En plus, en français, il s’agit d’une “grimace”, rien à voir avec des lèvres charnues et mises en avant.
Il est donc hyper-important de savoir si le pout de Lana est naturel ou synthétique. Si c’est l’organe qui crée la fonction (elle chante boudeur à cause de sa moue naturelle) ou si la fonction a poussé l’artiste à réviser les volumes de son organe à coups d’acide hyaluronique : elle a de grosses lèvres parce qu’elle a décidé de chanter pout ou, comme elle le dit brillamment elle-même, de faire du “Hollywood sad core”. L’interprétation générale du lanadelreyisme pourrait s’en trouver changée. On est donc allé sur les Internets taper “lana del rey plastic surgery” pour trouver plein d’avant-après.
Eh ben, c’est pas probant. S’il est certain que cette bouche de mérou n’est pas naturelle, on a découvert qu’il y avait plein de manières de s’en créer une. Une jeune fille fort sympathique nous apprend même à se bricoler des lèvres de canard oniriques avec une brosse à dents.
Ceci, au cas où vous l’ignoreriez, est un “tuto”, raccourci pour “tutoriel” (l’équivalent vidéo d’un tutorat, mais sans les inconvénients de devoir subir un autre être humain que vous-même), le genre cinématographique le plus répandu sans doute sur Youtube. Il y a des tutos sur tout (changer une ampoule, jailbreaker son Iphone, hacker le Pentagone, nettoyer ses vinyles, embrasser à la française, empoisonner le chat du voisin, opérer sa petite sœur à cœur ouvert, faire un cake en forme de cœur fermé, …) mais surtout de maquillage. Les filles (et les garçons) qui les présentent font en général du placement de produits, ce qui les rémunère un peu, au moins en nature.
Comme on peut le constater, le tuto de Candie Cottonsocks est absolument raté, tant au niveau de la qualité de l’image (éclairage, cadrage, mise au point, étalonnage, etc.) que du son et de la prestation de l’actrice. Eu égard à son pseudo (“Suzette Chaussettes-en-coton”, qu’on peut aussi entendre en anglais comme “Suzette Coton est nulle”), ce n’est pas forcément involontaire. C’est même terriblement beau et émouvant, cette façon un peu gênée de rire après chaque phrase comme pour s’excuser de l’avoir prononcée, cette impréparation totale du texte qui la fait trébucher sur chaque mot, persister à parler quand elle ne peut pas articuler correctement (en se maquillant les lèvres), chercher le nom des marques des produits pour noter finalement qu’on s’en fout (elle n’a pas compris que les autres Youtubeuses étaient payées pour placer la marque et qu’en dehors de ça, cela ne servait souvent à rien de la mentionner).
Le finale est grandiose aussi : elle demande qu’on la suive et qu’on s’abonne à sa chaîne, ce qui est normal pour un tuto, mais elle le fait en prenant un air volontairement niais, avec un dandinement d’épaule qui pourrait être aussi un signe dubitatif, surlignant une fois de plus l’imbécillité des conventions du métier de Youtubeur. Bref, elle est dans le pouting psychologique pour de vrai, offrant et reprenant à la fois, ou plus précisément : doutant de la valeur du don qu’elle voudrait faire, malheureuse d’avance qu’il ne soit pas assez bien pour nous.
Le résultat visuel, comme il se doit, est tout à fait nase. Si les lèvres ont l’air un peu plus ourlées, Cottonsocks est loin de l’effet bouée de Lana Del Rey, contrairement par exemple à cette jeune russe beaucoup plus douée, qui change de masque (celui de la Youtubeuse d’aplomb, assurée, pour celui de Del Rey) à volonté. Mais c’est évidemment beaucoup moins intéressant. Candie, c’est du docufiction d’auteur. Maria Way (le pseudo de la Russe), c’est de l’usinage hollywoodien. Consciente d’ailleurs de sa valeur d’échange, elle a désactivé l’intégration de ses vidéos, si bien qu’on ne pourra pas ici vous la montrer.
La semaine prochaine, deuxième épisode de ce séminaire lippu : une autre manière, plus rapide, d’avoir la pulpe à bloc, entr’aperçue sous l’aspect du OMG (voire du OMFG).
Éric Loret
Courrier du corps
[print_link]
0 commentaires