La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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À Bordeaux, une Maison de la poésie très ouverte
| 19 Nov 2022
Natif d’Agen Patrice Luchet a fait ses études à Bordeaux, ville qu’il n’a pas quittée depuis. Poète, il aime partager ses textes en en faisant une lecture à voix haute. Professeur de français, il est sensible à la nécessité d’ouvrir la poésie à une diversité de publics. À l’initiative de la création de la Maison de la poésie de Bordeaux lancée en avril 2022, Patrice Luchet considère ce projet comme l’aboutissement de tout un parcours collectif. Faire entendre la poésie est aussi s’engager dans la cité.

Comment le désir d’ouvrir une maison de la poésie à Bordeaux vous est-il venu ?

À Bordeaux, nous organisons depuis longtemps des lectures avec des associations comme N’a qu’1 œil ou le collectif Poésie Mobile, par exemple. Des éditeurs comme les éditions de l’Attente ou Didier Vergnaud (Le bleu du ciel) proposent des choses très pertinentes. Mais je trouvais qu’il manquait une structure plus institutionnelle, plus pérenne. J’ai voulu construire une équipe d’auteurs, éditeurs, libraires, enseignants, bibliothécaires, avec aussi quelqu’un comme Eric Chevance, qui connaît tous les rouages des lieux publics, des institutions parce qu’il a longtemps dirigé le Tout Nouveau Théâtre, donc réunir des gens qui ont de l’intérêt pour le livre et pas seulement pour la poésie, qui peuvent travailler ensemble pour monter ce projet un peu à l’image de la Maison de la poésie de Nantes. Nous fonctionnons vraiment en collectif pour les prises de décision, chacun à ses idées et on se met d’accord. La programmation est faite par quatre personnes. Le conseil d’administration veille à l’équilibre des financements. Nous essayons de construire quelque chose de solide.

Cette nouvelle structure, vous avez choisi de l’appuyer sur de l’existant. Pourquoi ce choix?

Nous avons voulu nous associer à des structures déjà existantes, le festival L’Escale du livre, le festival Chahuts des arts de la parole, entre autres, pour monter des projets qui bénéficient de l’expérience de ces structures plus anciennes, de leur technique, de tout le public qu’elles peuvent attirer. L’idée de s’associer, j’y tiens. En septembre nous avons participé à un festival de bandes dessinées, Gribouillis. En octobre dans le cadre de Cap Sciences, nous avons organisé une soirée sur la poésie et l’espace. Ces partenariats ouvrent à d’autres publics. La Maison de la poésie débute, nous avons un public averti. Mais nous voulons amener des familles, des néophytes, des gens qui sont loin de la poésie et peuvent se rendre compte qu’elle leur est aussi accessible.

En créant la Maison de la poésie de Bordeaux, vous évoquez un engagement politique et social. Qu’entendez-vous par là?

Plusieurs choses, ce que  j’entends par politique concerne d’abord la condition des auteurs de poésie. Pendant un mois, on nous parle des romans de la rentrée littéraire mais il y a des genres moins présents, la poésie en fait partie. Des auteurs, des éditeurs de poésie ne vivent pas facilement, très peu d’auteurs sont professionnels c’est à dire vivent de leur travail. Notre idée est de soutenir la création, et pas seulement localement, en s’alignant sur les tarifs du Centre National du Livre et en proposant des financements judicieux. J’ai vu trop souvent des associations inviter des poètes, leur proposer de venir lire en public gratuitement ou contre un restaurant, un coup à boire. C’est très bien la convivialité mais ça n’aide pas à la professionnalisation des poètes. On ne demanderait pas à son plombier de venir faire des travaux contre un coup à boire. Le statut de poète doit être reconnu et considéré.

Deuxième chose : l’aspect social, aller porter la poésie partout. Tout un pan de notre travail consiste à proposer des ateliers. Des ateliers dans les établissements scolaires, dans les quartiers plus fragilisés, ouverts à des publics qui ne rencontrent pas tous les jours ce type d’écriture. Nous voulons aller à l’encontre de la représentation d’une poésie un peu désuète ou très élitiste, inaccessible sans explications. À travers les ateliers d’écriture et les soirées de lecture, nous voulons aussi donner les moyens aux auteurs de textes difficiles de pouvoir présenter leur travail de façon plus éclairante pour qu’un plus large public se tourne vers leur poésie. J’aime raconter qu’un élève de CM1 qui savait à peine le français et pas encore le lire, a fait l’atelier d’écriture en dictée à l’adulte. Le jour de la restitution, Nicolas Tardy lui a chuchoté le texte à l’oreille et le garçon  sur scène a répété comme s’il lisait en direct. Sa maman était très émue. Quand je parle de politique et de social c’est aussi là que ça se joue.

Faire venir Perrine Le Querrec ou Fanny Chiarello dans une classe, tout de suite ça apporte autre chose. Fanny Chiarello a fait un livre publié aux éditions de L’Attente dans lequel elle raconte tout un voyage qu’elle fait à vélo (La geste permanente de Gentil-Cœur). Elle voit dans un parc une joggeuse, elle a envie de lui parler, le temps qu’elle attache son vélo la femme est partie, elle va reproduire ce trajet pour essayer de la rencontrer. Elle écrit sur ce trajet et ce qu’elle imagine de cette femme. Ça parle aux adolescents, une vie fictive amenée par une autrice. C’est pour cela que nous proposons ces ateliers d’écriture avec une restitution qui fait venir un public de parents qui écoutent la suite des lectures et découvrent les auteurs invités. Pour certains auteurs, on leur demande de faire des duos avec des musiciens, par exemple le batteur Eric Pifeteau, ou des auteurs de BD ou des photographes, pour rompre avec les représentations associées à la poésie.

Il semble pour le moment que vous soyez une maison assez itinérante. Allez-vous investir un lieu fixe?

Nous cherchons un lieu. Nous sommes tout jeunes, il faudra sans doute du temps, peut-être grâce aux institutions dont certaines nous soutiennent déjà, entre autres la DRAC, le conseil départemental de la Gironde, la région Nouvelle-Aquitaine, parce que sinon les frais de location seraient énormes et nous préférons payer les auteurs. Pour l’instant, nous faisons des lectures dans les lieux des festivals avec lesquels nous nous associons, nous organisons les ateliers dans les espaces scolaire ou les bibliothèques mais à terme on aimerait avoir des bureaux. C’est une question importante parce qu’on s’appelle Maison de la poésie donc ça implique un lieu fixe, pourtant on se rend compte que de proposer des actions dans les festivals plaît beaucoup.

Quelle est la place des maisons d’édition indépendantes à la Maison de la poésie de Bordeaux?

Les indépendants sont très présents à la Maison de la poésie de Bordeaux. Il y a Vincent Lafaille qui travaille avec Xavier Evstigneeff (maison d’édition de poésie Série discrète), deux personnes qui ont d’abord fabriqué leurs livres eux-mêmes et publié autour d’eux mais dont les dernières publications sont mises en avant par de nombreux libraires et des critiques littéraire. Philippe Bruno travaille dans la communication mais a crée des start-up dont une sur la publication numérique, il nous apporte ce regard-là. Une librairie indépendante, La Machine à lire. Carole Lataste est à la fois éditrice indépendante mais a aussi un lieu, un comptoir d’éditeurs.

Tous et toutes sont bénévoles ?

Oui à 100 %. L’argent qui vient d’un financement participatif, du mécénat et des subventions ne sert qu’à payer les auteurs, le défraiement des transports, les nuits d’hôtel, du matériel. Pour l’instant aucun d’entre nous n’est rémunéré. Le logo nous a été offert par un graphiste, le compte Instagram est mené par une bénévole. Cela représente pas mal de travail alors on espère à terme avoir un peu d’argent qui puisse aller au moins vers les tâches administratives.

Quels développements imaginez-vous pour la suite?

Nous avons commencé en avril 2022 en prévoyant un événement par trimestre. Nous allons finalement en faire 4 et nous aimerions monter en puissance en 2023. Nous avons beaucoup d’idées de créations d’événements en élargissant nos interventions à la Région.

La notion de spectacle est très présente dans ce que vous proposez. Pourquoi?

Oui c’est important, mais nous ne voulons pas que cela soit excluant pour les écritures qui ne rentreraient pas dans ce cadre. Moi, je suis fan de la poésie de Claude Royet-Journoud ou de Pascal Poyet qui a priori ne viendront pas travailler avec un DJ ! Nous voulons apporter de la diversité. Dans la première soirée organisée en avril, il y avait Nicolas Tardy qui ne travaille pas sur le spectaculaire, dans la même soirée il y avait Emanuel Campo avec des textes drôles, très actuels sur notre société et le musicien Eric Pifeteau. Nous espérons que ce côté spectacle pourra attirer et faire entendre d’autres textes. Ce sont les auteurs qui lisent leurs textes, nous y tenons beaucoup, c’est à nous de mettre en confiance, de rassurer parce qu’on aimerait vraiment que quelqu’un comme Fabienne Raphoz vienne lire son travail devant un public nombreux. Je voudrais qu’aller écouter de la poésie devienne aussi habituel que d’aller à un concert ou au cinéma. Ça c’est passé comme ça les première et deuxième soirées: des parents sont venus écouter leurs enfants, ce qu’ils avaient écrit en atelier, ensuite ils sont restés, la salle était pleine, à la fin ils sont venus me voir en me disant : c’était chouette, c’était vivant, je ne pensais pas que la poésie c’était ça. Les gens se rendent compte que la vision qu’ils ont de la poésie ne correspond pas à ce qu’elle est actuellement. Ils ne savent pas toujours que les enjeux actuels, sociaux, climatiques, sont totalement présents en poésie. Lisette Lombé, par exemple, interroge le féminisme, le racisme, ces questions sont bien là. Et la poésie concerne tout le monde.

Patrice Luchet
(propos recueillis par Juliette Keating)

Patrice Luchet, Il arrive quand le stagiaire?, L’Ire des marges, collection « Tout un peuple », novembre 2022

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