Covid, canicule, incendies. Les derniers débats à Avignon et ailleurs ont soulevé des questions sur l’impossibilité de continuer sur le modèle du monde d’avant. Certains avancent qu’il y aurait « trop » de spectacles, qui ne tournent pas assez, ce qui est compris tout de suite comme s’il y avait « trop » d’artistes. Certaines pistes de réflexion émergent — un besoin de coopération plus grand, permettant de jouer plus longtemps — mais interrogent tout de suite sur l’uniformisation et la diversité des programmations.
Avec quelques nuits de recul, ce qui surprend, c’est la manière dont nous avons réduit collectivement une politique culturelle aux questions de production, de diffusion, d’offre et de demande, bref à toutes les caractéristiques d’un marché qu’il faudrait plus ou moins réguler, plus ou moins « verdir ».
Logiques libérales
Dans une réalité qui pourrait sembler parallèle, nous observons la montée des populismes locaux, l’effondrement des relais associatifs et militants, les grandes difficultés des enseignants investis dans le développement culturel: toutes les forces adjacentes qui permettent justement à une politique culturelle de ne pas être réduite à des « produits » plus ou moins estampillés, labellisés, en voie de disparition.
Notre faculté à articuler une pensée nouvelle de la politique culturelle en Europe semble avoir été tamisée brutalement par les logiques libérales des industries culturelles. Quand parlons nous encore d’esthétique, de création, de relation, de territoires, de développement culturel?
Certes, lorsque les maisons de la culture ouvrent dans les années 60 du siècle dernier, à Amiens ou Grenoble par exemple, les modalités d’accès à la culture sont complètement différentes: on va écouter de la musique à la médiathèque, on retire un disque, on rencontre des amis qui ont les mêmes passions que vous dans les associations, pas sur les réseaux sociaux. On sort voir des spectacles ensemble, on en débat autour d’un verre. Les théâtres sont de « beaux refuges » où « une civilisation du loisir »(1) conjugue les pratiques culturelles, l’activité physique et l’engagement collectif pour l’épanouissement des individus. Une liberté gagnée sur le travail, des droits sociaux trouvant leur traduction en droits culturels. À l’époque, ce mouvement se nommait l’éducation populaire.
Pour autant, en 2023, si tout le monde semble scotché à son smartphone, les lieux de la décentralisation culturelle fourmillent encore d’initiatives qui favorisent les pratiques sociales, amateurs, artistiques. Des « pratiques de soi »(2), disait Bernard Stiegler, qui permettent d’apporter un antidote au poison des industries culturelles voyant le régime de nos attentions comme un marché.
Nous sommes en train de changer de paradigme en accéléré avec les enjeux de durabilité. De l’essor industriel du XXème siècle avec une mondialisation extractiviste qui a vu naître l’exception culturelle française, chargée de rayonner tout en mettant les plus belles œuvres de l’humanité à disposition du plus grand nombre, nous sommes rendus aujourd’hui, en 2023, au constat d’un monde fragile, fissuré, où de nouvelles alliances sont à inventer. Se retrouver ensemble dans une pratique collective devient plus dangereux, plus rare, mais en même temps plus précieux.
Les communs et la culture ont été bouleversés par la révolution numérique. Et pourtant, plus que jamais, les artistes réinventent leurs pratiques avec les contextes territoriaux, la diversité culturelle, les modes d’expression et les liens avec la population. Une création qui fait feu de tout bois, un « théâtre élargi » (3) dont j’ai défendu le caractère singulier pour une génération.
Pour une nouvelle éducation populaire
Pour redonner un souffle aux politiques culturelles, il semble vital de relancer une nouvelle éducation populaire, de ralentir la production et la diffusion, de territorialiser à nouveau la création, d’accueillir les artistes dans les plus belles conditions, et d’expérimenter avec eux des nouvelles alliances avec le paysage, la nature, l’éducation, l’urbanisme, le social, la santé…
Une nouvelle éducation populaire pourrait développer le pouvoir d’agir des artistes sur de de nouveaux territoires, avec de nouvelles alliances, et de sortir d’une certaine souffrance démocratique: projets en Ephad, à l’hôpital, en prison, formation tout au long de la vie, actions spécifiques pour les ménages les plus modestes, médiation territoriale, esthétiques relationnelles, initiatives de qualité pour la jeunesse, de nouveaux pactes associatifs.
Pourquoi ne pas rêver que cet élan culturel puisse représenter 1% de l’ensemble de l’action publique — et non pas seulement que le Ministère de la Culture représente 1% du budget de l’État, limitant son développement souvent à Paris et le renfermant dans une logique sectorielle, asphyxiante à court terme.
La culture et le champ des savoirs restent — pour une société — l’investissement le plus écologique: le partage d’un texte, d’une idée ou d’une musique ne les soustrait pas au monde, mais le reproduit dans une communauté vivante sans capter des ressources, ni déposséder quiconque.
Donc non, la crise que nous traversons n’est pas un problème de marché. Il faut passer de la régulation au régalien. Une politique culturelle doit choisir son futur et mesurer l’ambition de la mutation nécessaire. Il pourrait être celui d’une exception culturelle écologique heureuse, réconciliant l’héritage des Maisons de la Culture de Malraux et de l’Éducation populaire de Dumazedier. Le réseau historique de la décentralisation pourrait revitaliser, au plus proche des territoires, de nouvelles aventures pour les artistes, les habitants et les vivants, en rêvant ensemble les premières « maisons de la culture et de la nature » (4).

terrain / Boris Charmatz, Un essai à ciel ouvert / Ein Tanzgrund für Zürich, Zürich, Zürcher Theater Spektakel, août 2019. Photo © ZTS / Christian Altorfer
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