Domenico Scarlatti (1685-1757) nous a quittés il y a un bout de temps, mais sa musique refuse décidément de se faire oublier ; elle obsède depuis 30 ans l’auteur de ces chroniques, qui se demande bien pourquoi. De l’homme Scarlatti, on ne sait presque rien ; sa musique serait-elle plus bavarde ? Ses 555 sonates sont des petites pièces de trois minutes en deux parties, la seconde étant une variation de la première. C’est tout simple, et c’est d’une infinie diversité…
Dans son roman Le Dieu manchot, José Saramago, prix Nobel de littérature, recrée l’atmosphère du Portugal au début du XVIIIe siècle. Sur un fond mystique bien tassé — l’édification de la gigantesque basilique de Mafra par le très pieux roi Jean V dont le palais est éclairé par des cierges, et qui partage très officiellement la couche de la Mère supérieure d’un couvent voisin —, Saramago imagine la construction du premier aéronef de l’histoire par le génial inventeur Bartolomeu de Gusmão… au son du clavecin de Domenico Scarlatti.
Il est peu connu (en France) que, 70 ans avant les premiers décollages de montgolfières, Gusmão, jésuite d’origine brésilienne, fit plusieurs essais au palais de Lisbonne, démontrant qu’un engin plus lourd que l’air pouvait voler, et mettre le feu aux rideaux. Dans le roman, un couple fort sympathique, Balthazar et Blimunda, construit un épatant prototype d’avion de bois et de fer (la “passarole”) sur les plans de Gusmão, tandis que Scarlatti fait apporter son clavecin dans l’atelier : “Il ne jouait pas toujours mais quand c’était le cas, il leur demandait de ne pas interrompre leurs travaux, le grondement de la forge, le choc du marteau sur l’enclume, le tumulte de l’eau bouillante, de sorte que le clavecin s’entendait à peine. Cela n’empêchait pas le musicien de composer en toute tranquillité, comme s’il était entouré du grand silence de l’espace dans lequel il espérait jouer un jour.”
Faisant de Scarlatti un pionnier de la modernité, Saramago montre, par sa fine description de la sonate, “tantôt amusement d’enfant, tantôt objurgation pleine de courroux, tantôt divertissement des anges, tantôt ire de Dieu”, qu’il en a éprouvé toute la magie et saisi le grand principe, qui consiste à passer du relatif chaos (des “notes libérées”) de la première partie au “discours neuf” de la deuxième : “Scarlatti se mit à jouer, laissant d’abord courir ses doigts sur les touches, comme s’il libérait les notes de leurs chaînes, puis organisant les sons en brefs segments comme s’il choisissait entre le vrai et l’erroné, entre la forme répétée et la forme débridée, entre la phrase et la césure, enfin articulant en un discours neuf ce qui un instant plus tôt apparaissait encore comme fragmentaire et contradictoire. »
De fait, histoire de remettre en scène le Scarlatti joueur de cartes, la première partie des sonates semble “jeter sur la table” des motifs musicaux désordonnés, la seconde partie venant les organiser selon un ordre toujours différent et toujours plus subtil, le plaisir musical résidant dans la comparaison des deux et dans la surprise, assurée, d’un ordonnancement inattendu.
Gusmão finit mal, en 1724, pourchassé par l’Inquisition. Scarlatti apprit sa mort à son retour d’Italie, mais il fut consolé de voir que les Lumières frappaient à la porte : la même année, Jean V chargea un étrange aventurier suisse, Charles-Frédéric de Merveilleux, d’écrire une histoire naturelle du Portugal. C’est dans l’étonnant récit de ce dernier (sujet de la prochaine chronique) que Saramago a trouvé la Blimunda de son roman, qui était non seulement capable de voir à travers les hommes et les animaux, mais aussi à travers la terre… Avec Merveilleux, ce ne sont plus les Lumières qui frappent à la porte, mais les rayons X.
Les sonates et le livre de la semaine
Pour rendre hommage aux obsessions mécanistes de Gusmão, la 119 est tout indiquée. Attention : cet incroyable clavecin à trois claviers ferraille dur, mais n’oubliez pas que vous êtes dans un atelier de mécanique, et que vous écoutez le claveciniste colombien Rafael Puyana, élève de Wanda Landowska. En outre, cette machine allemande de 1740 ayant appartenu à Maria Barbara, il n’est pas exclu que Scarlatti l’ait jouée ! Si vous souffrez trop, passez vite à la 398 de Scott Ross : n’y entend-t-on pas des engrenages et des mécanismes d’horlogerie… qui s’arrêtent parfois ?
Le livre : José Saramago, Le Dieu manchot (traduit du portugais par Geneviève Leibrich), Paris, Albin Michel, 1987 (1982 pour l’édition originale).
Nicolas Witkowski
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