La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

Sonate pour Leibniz
| 03 Jan 2016

Domenico Scarlatti (1685-1757) nous a quittés il y a un bout de temps, mais sa musique refuse décidément de se faire oublier ; elle obsède depuis 30 ans l’auteur de ces chroniques, qui se demande bien pourquoi. De l’homme Scarlatti, on ne sait presque rien ; sa musique serait-elle plus bavarde ? Ses 555 sonates sont des petites pièces de trois minutes en deux parties, la seconde étant une variation de la première. C’est tout simple, et c’est d’une infinie diversité…

chroniques scarlattiennes domenico scarlattiL’arithmétique est un de ses outils de composition favoris : Scarlatti adore compter, remplaçant un motif de 13 éléments par un de 6 et un de 7, en divisant un autre par deux, soumettant la patience de l’auditeur à l’épreuve d’écouter 32 fois de suite le même élément, et pas 33, ou compensant, tel un apothicaire à sa balance, le déséquilibre de deux parties voisines. Cette conception arithmétique de la musique rejoint de toute évidence celle de Leibniz, qui était de la génération précédente et mourut peu avant que Scarlatti ne s’installe à Lisbonne, mais dont les œuvres étaient dans toutes les bibliothèques.

Il écrit en 1712 : “La musique est une pratique occulte de l’arithmétique dans laquelle l’esprit ignore qu’il compte. Car, dans les perceptions confuses ou insensibles, [l’esprit] fait beaucoup de choses qu’il ne peut remarquer par une perception distincte. […] même si l’âme n’a pas la sensation qu’elle compte, elle ressent pourtant l’effet de ce calcul insensible…” Que compte alors le cerveau qui entend de la musique ? Pour Leibniz, il évalue des coïncidences entre les “coups” (on dirait aujourd’hui les vibrations sonores). Quand deux notes à l’octave coïncident, cela procure à l’esprit une sensation de perfection très agréable. Et il en va de même avec tous les rapports simples de nombres premiers, 1, 2, 3 ou 5, qui sont perçus agréablement. Les dissonances, au contraire, sont des coïncidences “ratées”, et frustrantes pour l’auditeur, dont Leibniz reconnaît cependant l’intérêt dans la composition musicale. De telles dissonances ne manquent pas chez Scarlatti, qui joue bien souvent — beaucoup plus qu’on ne se le permettait à l’époque — sur cette délicate frontière.

Leibniz précise, ailleurs, sa pensée : “Tout ordre est bénéfique à l’âme, et un ordre régulier, une agitation régulière (produite par les instruments et l’air) anime nos esprits vitaux. C’est pourquoi la musique est si appropriée pour mouvoir les esprits.” Mais nos esprits vitaux, quels qu’ils soient, ne s’accommodent que de la simplicité : “L’esprit, à travers cette arithmétique inconsciente dont il se sert en musique, a du mal à suivre si, avant de parvenir à la conjonction, la multitude des coups est excessive […]. En effet, la beauté ou ce qui est agréable consiste dans une observation aisée du multiple ; à tel point que, conséquemment, la difformité elle-même plaît, lorsqu’elle devient observable ; et que les erreurs amusent quand elles offrent matière à la critique et au rire.”

Ce commentaire colle à merveille aux sonates de Scarlatti, qui non seulement frôlent la dissonance et le “laid” chaque fois que c’est possible, mais encore poussent l’oreille dans ses retranchements arithmétiques, en superposant aux variations tonales des répétitions de motifs et des variations de nombres d’éléments bien à même d’affoler nos mécanismes perceptifs. Cette musique, qu’à la première écoute on pourrait qualifier de fantaisie hispanisante, est de toute évidence expérimentale : elle illustre précisément ce que la pensée musicale la plus avancée de l’époque était capable d’exprimer.

 

La sonate de la semaine et son spectre

La 215, ici par Gustav Leonhardt, est quasiment monothématique : après la brève introduction, le même élément musical y est répété 20 fois ! Avec de subtiles variations cependant : la première série de 8 éléments (de 0:10 jusqu’à la césure à 0:30) est suivie d’une autre, légèrement différente, de 6 éléments (jusqu’à 0:53). La deuxième partie de la sonate, où l’introduction a disparu, commence par 3 séries des 3 premiers éléments, soit 9 (de 1:40 à 2:12), suivies d’une série de 8 des suivants. On passe ainsi de 8/6 à 9/8 : un exemple des jeux arithmétiques à la Scarlatti, assorti d’une non moins intéressante recherche de dissonance dans les trois premiers accords triples : une sonate pour Leibniz…

Qui a dit que la musique était seulement faite pour être entendue ? On peut aussi la regarder ! Leibniz aurait été stupéfait de voir tous les “coups”, toutes les fréquences (le “spectre”) du son émis quand on joue la 215.

chroniques scarlattiennes domenico scarlatti

chroniques scarlattiennes domenico scarlatti

Suivez le spectre, de gauche à droite, en écoutant la musique de la première partie (en haut) et de la deuxième (en bas) ; chaque phrase musicale y est très précisément dessinée, et les motifs décrits plus haut bien séparés par des césures : le mécanisme intime de la sonate dévoilé…

Nicolas Witkowski
Chroniques scarlattiennes

 

Chronique précédente :
« Un musicien mécaniste »
                                    
Chronique suivante :
« Un certain je-ne-sais-quoi »

 

0 commentaires

Dans la même catégorie

Fragments de terre et d’eau

Depuis six ans, au début du mois de septembre, le Festival Terraqué pose la musique vocale et instrumentale à Carnac et ses environs. Son directeur artistique, Clément Mao-Takacs, fait de chaque concert un exercice d’hospitalité accueillant aux artistes, aux publics et à la musique. Le mot Terraqué, emprunté à Guillevic, signifie « de terre et d’eau ».

Un opéra, c’est une vie

L’opéra, c’est une vie, mais beaucoup plus vivante que notre banale vie, une vie en relief et en je ne sais combien de dimensions: sonore, visuelle, vocale, pneumatique –ça respire–, olfactive – votre voisin s’est parfumé–, tactile – la peau du chanteur dans sa voix, le mur de ce décor…

Clichés et contre-clichés (lieu commun)

Chaque nouvelle édition du festival d’Aix-en-Provence apporte dans son sillage une nouvelle rhétorique de la note d’intention. Cette année, le cliché est à la mode, ou plutôt la chasse aux clichés. Mais que penser des contre-clichés du Moïse et Pharaon de Tobias Kratzer?

Débats lyriques (où le naturel revient au galop)

À l’opéra comme ailleurs, les débats font rage: on se dispute, on s’affronte, on s’écharpe. Et voici que revient sur l’avant-scène la très sérieuse question du black face, qui est une autre manière de parler de nature et d’artifice.