Signes précurseurs de la fin du monde : chaque semaine, l’Apocalypse en cinquante leçons et chansons. Ou peut-être moins si elle survenait plus tôt que prévu.
23 mars 2029. Il fait un temps pourri depuis des semaines mais, coup de chance, nous venons de trouver une bâche en plastique dans les décombres d’une zone commerciale. On est vaguement à l’abri là-dessous, et puis cela permet de récupérer un peu d’eau de pluie. Les types qui ont installé leur campement de l’autre côté du bois ont l’air calme depuis quelques jours, mais comme ils ont égorgé Jean-Philippe la semaine dernière, nous nous méfions. J’ai instauré un tour de garde, surtout pour le principe car nous n’avons pas vraiment d’armes pour nous défendre. Les cartouches que nous avions récupérées dans l’armurerie de Coutances sont épuisées depuis belle lurette, et la crosse du fusil, seul morceau de bois sec qui nous restait, est passée dans le feu. Nous avons deux couteaux de chasse mais je doute qu’un seul d’entre nous ait le courage d’en planter un dans le bide d’un éventuel assaillant. La séance d’entraînement d’hier n’a pas été un franc succès ; il y avait un cadavre de mouton dans le champ d’à côté et, à tour de rôle, chacun devait lui flanquer un coup de couteau, mais comme la bête en putréfaction était gonflée de gaz, elle nous a pété au visage dès le premier coup. Nous sommes tous partis en hurlant. Ça promet.
27 mars. Ils sont venus cette nuit. Louise était de garde. Ce midi, nous avons retrouvé son corps dans le bois, du moins ce qu’il en restait. Il semble bien qu’ils en aient bouffé une partie. J’ai dit au groupe qu’il me semblait urgent de trouver un autre point de chute. Marc m’a répondu qu’au contraire il fallait rester et kidnapper un de ces mecs pour le bouffer à notre tour. Il s’est mis à crier : « Œil pour œil ! Dent pour dent ! Tête pour tête ! A mort ! Justice ! L’échafaud vaut mieux que le remord ». Marc est un peu poète. En cinq minutes, tout le monde avait fait son baluchon, y compris Marc.
Il n’est jamais convenable de se mouvoir sans but déclaré ; même au temps où les caravelles fonçaient dans le brouillard, les capitaines disaient d’une voix ferme à leurs épouses : « Je pars pour le Zipangu ». Moi, j’ai dit que nous partions pour Guernesey. Pourquoi pas. C’est une belle île et de surcroît une destination hugolienne, ce qui ne gâche rien. Ça a eu l’air de les motiver. Hugo, ils s’en foutaient (sauf Marc), mais aller vers la mer, ça leur plaisait bien. En quittant Paris, nous avons eu le vague sentiment de partir en vacances, pas de fuir une capitale en plein chaos. Deux mois plus tard, nous sommes cinq de moins, affamés et pouilleux, et la blague « Tu as pensé à emporter un maillot de bain ? » ne fait plus rire personne. Guernesey… Je ne sais même pas si nous trouverons une vague barque pour nous y rendre. Et quand bien même, que ferons-nous là-bas ? « Nous regarderons l’Océan, nous contemplerons cet indomptable et nous lui crierons : “joutons!” », a répondu Marc. Nous sommes tous très inquiets pour lui. En attendant, nous continuons de remonter le Cotentin. Pourvu que les réacteurs nucléaires de Flamanville n’aient pas explosé.
4 avril. Il ne reste à peu près rien de Carteret, sinon les carcasses de deux chalutiers. Nous devrions pouvoir en retaper un en quelques semaines. Ce soir, l’horizon est rouge et Marc est bleu : il a pris froid. Il divague : « Ne dites pas : mourir ; dites : naître. Croyez. On voit ce que je vois et ce que vous voyez ; On est l’homme mauvais que je suis, que vous êtes ; on se rue aux plaisirs, aux tourbillons, aux fêtes ». Il n’en a plus pour longtemps et nous avons affreusement faim. Emily a gagné à la courte paille. Elle aura le droit à une cuisse. L’autre sera pour moi, privilège du capitaine.
7 mai. Nous avons essayé d’aborder à Saint-Pierre de Guernesey mais des types mal embouchés nous ont repoussés du quai à coups de bâtons et réexpédiés en mer. L’Angleterre alors ? a fait Jenny. Ça fait loin, ai-je répondu. Battons-nous plutôt. Demain, dès l’aube, nous tenterons un nouveau débarquement. Nous nous battrons. Nous prendrons Saint-Pierre rue par rue.
Et sur le lecteur de CD du bord, pour motiver les troupes, j’ai mis ça :
Ev’rywhere I hear the sound
Of marching charging feet, boy
‘Cause summer’s here and the time is right
For fighting in the street, boy
Well now, what can a poor boy do
Except to sing for a rock n’ roll band ?
Cause in sleepy London town
There’s just no place for a street fighting man, no
Édouard Launet
Signes précurseurs de la fin du monde
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