Le regard, chez Tex Avery, c’est toute une histoire… On a déjà vu les yeux du méchant loup palper Droopy pour s’assurer de sa présence. Bien plus souvent, ils vont palper le petit chaperon rouge ou Cendrillon avec des buts moins avouables. La série de quatre séquences qui suit commence par le regard hésitant, lequel se fait plus insistant, au terme d’une extraordinaire scène d’hystérie sexuelle où se déploie tout l’arsenal fantasmatique d’Avery, dont on appréciera la complexité mécanique. Puis il y a le regard-laser — à une époque où le laser n’avait pas été inventé : le premier date de 1960 — capable de transpercer la matière ! Enfin, les yeux se détachent de leur “émetteur” jusqu’à (presque) assouvir leur désir, mais ils sont in extremis remis à leur place par un impitoyable “Dégage, mec, t’es lourd”. Ce petit montage permet de prendre la mesure de la variété graphique des représentations du regard — de l’œil exorbité et “sonnant et trébuchant” à l’onde impalpable mais transportant de l’énergie :
Cette obsession visuelle est-elle un simple fantasme avéryen ? Pas du tout. La fixation pathologique de Tex Avery sur le regard a, comme son homoncule sensoriel, de très anciennes racines historiques. Il est aujourd’hui difficile de croire que nos idées sur la vision ont été fondées pendant des siècles sur une erreur colossale. C’est pourtant le cas : Avery aborde ici une page passionnante de l’histoire des idées, écrite par l’historien des sciences Gérard Simon (1931-2009). Platon pensait que la pupille émettait un flux visuel qui rencontrait en route des émanations de l’objet ; Aristote insistait sur la transparence du milieu intermédiaire, et les épicuriens croyaient que de fines enveloppes d’atomes se détachaient des objets. En somme, on a cru, pendant toute l’Antiquité et même bien après, que l’œil émettait des “rayons visuels” qui rencontraient une émanation de l’objet, la lumière n’étant là que pour dissiper les ténèbres. On trouve encore chez Plutarque, au premier siècle de notre ère : “La vue, qui est vague et merveilleusement mobile, grâce à l’esprit qui à partir des yeux émet une pointe ignée, peut diffuser une force remarquable, sous l’effet de laquelle les mortels accomplissent et subissent bien des choses.” C’est à cette notion antique que se réfère le loup de Tex Avery, dont les yeux ne cessent d’émettre des rayons visuels particulièrement pénétrants. Les curieux, eux, jetteront un œil (l’expression est un vestige de cette très ancienne conception…) sur Le Regard, l’être et l’apparence dans l’optique de l’Antiquité (Seuil, 1988).
Nous savons aujourd’hui que l’œil n’émet rien du tout et qu’au contraire il est un pur récepteur de lumière — la lumière réfléchie par les objets que nous regardons. Mais sait-on bien que cette révolutionnaire “inversion du regard”, qui a tout changé dans notre façon de percevoir et de représenter les choses, est due à un grand savant arabe, Ibn al-Haytham, né à Bassora en 965 et mort au Caire en 1039, dont le Livre de l’Optique (Kitab al-manazir) fut traduit en latin au douzième siècle ? Cinq siècles plus tard, l’ouvrage tomba entre les mains de l’astronome-astrologue Johannes Kepler (1571-1630), qui en profita pour fonder l’optique moderne, expliquer le fonctionnement de la lunette astronomique et, accessoirement, découvrir les lois du mouvement des planètes !
Il est clair qu’une théorie, pour antique et farfelue qu’elle soit, laisse des traces indélébiles dans le cerveau d’Homo sapiens. Au Moyen Âge, on croit toujours que la peste peut se transmettre par le regard, d’où l’expression “avoir le mauvais œil”. Aujourd’hui encore, même si nous croyons savoir que l’œil n’émet pas de lumière, sommes-nous bien sûrs qu’il n’émet pas quelque chose de plus subtil ? Allez savoir ce qui peut “passer” dans un regard ! À cette délicate question qui échappe à la physique de la lumière, ni Kepler ni Ibn al-Haytham ni les neurobiologistes actuels n’ont de réponse bien assurée. Finalement, en riant du regard télescopique du loup de Tex Avery, nous rions aussi de notre propre ignorance, des ombres de notre savoir. Et Ibn al-Haytham avait décidément pensé à tout. Parmi ses œuvres se trouve la Maqala fi kayfiyyat al-kusuf, ou Epître sur la formation des ombres…
Nicolas Witkowski
Chroniques avéryennes
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