Il arrive que les bébés tentent de saisir les paroles qui sortent de la bouche de leur mère comme s’il s’agissait d’objets localisés. Après tout, ces vibrations sonores insaisissables ont un effet bien concret. Et le véritable miracle — du point de vue de l’enfant, il ne peut s’agir d’autre chose — survient quand, ayant appris les noms des choses, il réalise qu’il suffit de les prononcer pour les obtenir, c’est-à-dire pour matérialiser une prégnance. Il ne s’étonnera plus par la suite qu’il suffise à un adjudant-chef de hurler « À vos rangs ! » pour que 50 soldats se mettent au garde-à-vous, ou qu’un « je t’aime » susurré chamboule toute une vie. Or, cette prégnance pas comme les autres qu’est le langage a fasciné Tex Avery, dont les cartoons regorgent de panneaux divers et variés et de dispositifs visant à matérialiser le langage. Jusqu’ici, les prégnances se comportaient comme des ondes allant (ou n’allant pas) d’une saillance à une autre. Voilà maintenant qu’elles se changent en saillances.
Dans Daredevil Droopy (1951), de très lourdes haltères marquées « 1000 lb » (soit à peu près 500 kg) deviennent très légères si l’on masque les zéros avec du papier adhésif, lequel, hélas pour Spike, a tendance à se décoller :
Pour Avery, le langage, écrit ou parlé, commande aux lois de la physique. C’est clairement un « abus de langage » car si les humains obéissent (ou désobéissent) à ses injonctions, l’univers matériel, lui, n’en a que faire, sauf dans les contes où un Abracadabra ou un Supercalifragilistic expialidocious ont le pouvoir d’agir sur la matière. Il est à noter que cette séquence culte était déjà en germe chez Bergson, qui écrivait : « Nous ne voyons pas les choses mêmes ; nous nous bornons le plus souvent à lire les étiquettes collées sur elles. »
Avery cède aussi à la tentation d’identifier le nom et la chose, façon « boucherie Sanzot », mais en plus tangible. Dans Happy-Go-Nutty (1943), l’écureuil fou sort d’un asile comprenant quatre bâtiments en forme de N, U, T et Z. Merveille d’architecture conceptuelle, puisque nuts signifie « givré » :
Pieter Bruegel l’Ancien, en 1559, peignait sur une même toile (Le Monde renversé) 99 proverbes flamands du style « Attacher le grelot au chat » ou « Il parle avec deux bouches ». Avery lui emboîte le pas dans un de ses chefs d’oeuvre, Symphony in Slang (1951), où il accumule 83 expressions courantes (« Elle avait du chien », « Je suis mort de rire », « J’étais hors de moi », « Il avait un pied dans la tombe ») qu’il matérialise avec un effet comique assuré. On en donnera ici un seul exemple : il traduit littéralement l’expression « I was up against it » (j’étais en grande difficulté, mis au pied du mur) par « J’étais debout contre IT », le IT en question étant sculpté dans la masse :
Cette prégnance pas comme les autres qu’est le langage a donc une nette tendance, chez Avery, à se muer en saillance. Mais c’est à ses risques et périls, car elle peut dès lors devenir récepteur d’autres prégnances. Dans The Screwy Truant (1945), l’écureuil refile sa rougeole au chien, laquelle rougeole contamine les lettres du panneau « The End » !! Il est piquant de rappeler que pour René Thom, la prégnance typique était une épidémie…
Une fois encore, une défaillance du schéma sémiophysique — le fait que le langage devienne un objet, qu’une prégnance se change en saillance — génère le rire. Comme si notre esprit rationnel, face à ce chamboulement inopiné de ses catégories habituelles, ne trouvait d’autre réplique que cette manifestation physiologique bruyante mais dénuée de sens précis, qui est peut-être le plus primitif des langages.
Nicolas Witkowski
Chroniques avéryennes
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