La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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C’est quoi, la vie sans la vie ? Pension complète de Jacky Schwartzmann
| 02 Juin 2019

Des ordonnances littéraires destinées à des patients choisis en toute liberté et qui n’ont en commun que le fait de n’avoir rien demandé.

Le monde change. Ce n’est pas nouveau, on est bien d’accord. Il n’empêche. L’évolution engendre des dérapages. L’un d’entre eux, tout récemment, a été abondamment commenté. Je cite Le Parisien, dans son édition du 25 avril 2019 : « L’entrepreneur Grégoire Laugier a lancé cette semaine une sorte d’“Uber” de la manifestation. Ce site permet à des personnes de payer des “messagers” allant manifester pour eux. » Tiens donc. Concrètement, vous soutenez une cause mais vous avez la flemme, ou pas le temps, ou pas la possibilité d’aller manifester : qu’à cela ne tienne, vous allez sur le site de la start-up, vous mettez un manifestant dans votre panier virtuel, qui sera lui-même payé 15 euros de l’heure (le site prend 20% de commission). « Sur cette plateforme, on peut “commander” un autoentrepreneur pour une manifestation précise, pour une durée définie, et lui faire porter le t-shirt de son choix avec un message personnalisé. » Question de nos confrères du Parisien : « Mais pourra-t-on avoir des manifestants inscrits dans une mobilisation marquée à droite, et le lendemain apparaître dans un cortège connoté de gauche ? » « “Je ne le crains pas, et j’espère que ça va être le cas”, répond Grégoire Laugier, sans ciller. » [Question annexe : si le « manifestant » est emmené en garde à vue, qui doit faire face aux conséquences judiciaires : le payeur ou le payé ?, ndlr.]

Soit. Le problème, le vrai problème, c’est que cette innovation est loin d’être un cas isolé. C’est une tête de pont, un signe avant-coureur, l’annonce de hordes de start-up du même tonneau. Tenez, en Chine, par exemple, vous pouvez d’ores et déjà payer un professionnel pour se disputer à votre place : vous choisissez celui ou celle avec qui vous avez très envie de vous engueuler, le niveau d’intensité et la durée souhaités et hop, c’est parti.

Imaginez un peu le temps gagné à l’avenir. Certes, cela demandera d’avoir un peu d’argent de côté, mais que de temps économisé lorsque vous pourrez ainsi envoyer des professionnels à votre place aux réunions de boulot, aux dîners de famille, aux spectacles qui vous ennuient, à la fête des voisins, bref, votre vie prise en charge. Quel soulagement, plus rien à foutre, même pas à vivre. Restera peut-être tout de même à mourir, sans doute.

Question : c’est quoi, la vie sans la vie ? Parce qu’on fera quoi, nous, quand on n’aura plus à vivre ? Quand tous ceux qui vivront seront en fait des acteurs payés pour faire semblant de vivre ?

Jacky Schwartzmann, Pension complète, Seuil, 2019Je dirais : un cul-de-sac. C’est pourquoi j’ai tenu à proposer un traitement de choc à celles et ceux qui s’engageraient dans cette voie de la non-vie startupée. Il s’agit du dernier roman de Jacky Schwartzmann qui, outre son efficacité indéniable, a l’immense mérite d’être absolument hilarant : Pension complète (Seuil). L’histoire d’un type issu de la banlieue lyonnaise, plus ou moins gigolo au Luxembourg (« Ce pays est le seul au monde qui contient les mots luxe et bourge dans son nom »), et qui se retrouve, suite à deux ou trois mésaventures, obligé de séjourner temporairement au camping des Naïades, sur les hauteurs de La Ciotat (« Mais il fait trop chaud à La Ciotat, au mois de juillet. Courir la journée, là-bas, revient à jouer à la roulette russe avec un pistolet à infarctus »). Là-bas, il rencontre Charles Desservy, célèbre écrivain goncourisé qui se trouve également immergé dans ce « royaume des tentes Quechua » parce que, de son appartement du 7arrondissement de Paris, il a un peu perdu de vue la vie, la vraie, celle des gens normaux. Ce qui pose problème à qui écrit des roman. Sur la vie. Il est donc là en immersion.

Vous me lirez cela, messieurs Grégoire Laugier et consorts. C’est cela ou le séjour forcé aux Naïades.

Pour tout vous dire, le séjour est dans un premier temps un peu décevant : « À l’évidence, il était très déçu de son safari chez les vrais gens. Les barmans qui le prennent pour un con, les putes beurettes qui le traitent de vieux pédé sur une plage bondée, tout cela n’était pas très Desservy. Plus Charles nous visitait, moins il nous comprenait. Il avait vécu trop longtemps trop loin, il avait trop d’argent et pas assez de vie de tous les jours. »

Mais très vite, au fur et à mesure d’ailleurs que les cadavres s’empilent (oui, parce qu’un assassin rôde dans le camping), l’aventure s’anime. Mais qui est donc ce tueur ? « On ne devient pas tueur au sang-froid sur le tard. Ce n’est pas un hobby qui vous tombe dessus avec la crise de la quarantaine. C’est une identité totale, encore bien plus que celle d’écrivain. C’est un métier, j’ai envie de dire : un vrai ».

Et là, on commence à en apprendre sur la nature humaine, dans son infinie diversité. Les jeunes, ou même les vieux : « Les vieux sont sympathiques, en général. Même ceux qui, plus jeunes, étaient des crevures. On ne peut d’ailleurs jamais savoir comment ils étaient, avant, car ils finissent tous en mode friendly. Étant donné qu’il n’y a pas neuf humains sur dix de bienveillants, on peut en déduire que nos chers aînés s’assagissent avec l’âge. D’une certaine façon ce sont des faussaires, des fourbes, à l’image de tous ces dignitaires qui ont terminé leur vie en Argentine et qui s’appelaient Müller. Après avoir bien pourri leur monde, ils se détendent. La raison en est très simple : ils se retrouvent en position de faiblesse. Fini l’autorité, fini les décisions et fini le permis de conduire, tiens, plus rien, tu demandes à ta fille pour aller pisser et t’es bien content qu’on te sorte à Noël. La peau comme du carton mouillé, le ventre gonflé, les pommettes tout en bas, les cheveux violets des femmes et le pue-de-la-bouche des hommes. Un naufrage ».

Voilà. On n’a rien sans rien. Il y aura donc quelques réflexions douces-amères au milieu de ce texte pourtant porté sur la rigolade, quelques assassinats et quelques entorses à la morale. Mais c’est la vie, ça, messieurs Grégoire Laugier et consorts, la vie des vrais gens qui se coltinent eux-mêmes tout un tas de tâches au quotidien : manifester, faire ses courses ou son ménage, boire des coups avec des amis, draguer ou même assassiner son prochain. Ben oui, c’est la vie, et même la mort. La vraie.

Nathalie Peyrebonne
Ordonnances littéraires

Jacky Schwartzmann, Pension complète, Seuil, collection Cadre Noir, 2018, 18 €

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