À la fin de son Mystère Tex Avery, Robert Benayoun propose en vrac un “lexique succinct des métaphores texaveriennes”, en d’autres termes ces “trucs” qui prouvent que l’on se trouve bien dans l’univers avéryen. On y trouve l’effritement, propension des personnages maltraités à se retrouver en morceaux façon puzzle, la folie lubrique, de l’érection des globes oculaires à la mâchoire qui tombe sur le sol, la folie définitive, à coups de marteau, les “accélérations insanes”, les aphorismes, tel le kangourou sautant dans sa propre poche, ou le “sur-commentaire”, façon “Long isn’it ?” apparaissant sur un panneau devant une très longue voiture. Il serait bien sûr facile de multiplier les exemples, jeu auquel se livrent tous les exégètes d’Avery, sans pour autant cerner la moindre logique dans cette accumulation jamais exhaustive.
Bien plus spécifique est la notion de “métalepse narrative”, au sens que lui a donné le théoricien de la littérature Gérard Genette dans Figures III (1972), puis dans Métalepse, De la figure à la fiction (2004) : “Élément d’un récit franchissant le seuil d’un autre qu’il contient ou qui le contient”. On voit d’ici la figure de Tex à l’écoute de cette définition. Et pourtant, ses cartoons fourmillent de métalepses ! Un rhétoricien québécois, Jean-Marc Limoges, a même écrit en 2011 une thèse sur la question : Metalepsis in the cartoons of Tex Avery : Expanding the boundaries of transgression.
Car la métalepse, en doutiez-vous ?, est une transgression de la frontière généralement admise entre le monde du narrateur et celui de l’histoire qu’il raconte. Par exemple, le monde réel peut interférer avec le monde fictionnel, comme dans ce cartoon où l’ombre d’un spectateur en retard se dessine sur l’écran (et où il est abattu par un des personnages du film), ou cet autre où un cheveu du projectionniste vient déranger l’action. Mais la fiction peut aussi interférer avec la réalité, quand le petit cochon de One Ham’s Family (1943) fait crisser une craie sur le tableau pour agacer le spectateur, quand l’écureuil, à l’issue d’une scène dans le noir complet, dit au spectateur : “C’était un gag génial, dommage que vous ne l’ayez pas vu !”, ou quand les personnages du cartoon, mécontents des conditions du tournage, menacent de faire grève.
Mais les plus fameuses transgressions des codes narratifs habituels sont des transgressions bien réelles. On a vu dans la chronique précédente le loup se tromper de film ; voici une métalepse où les trois personnages se retrouvent soudain en noir et blanc alors qu’ils étaient en couleurs (et où l’un d’eux finit à cheval sur la frontière),
et une autre où le loup court si vite qu’il dérape… et sort du film, dévoilant les trous de la pellicule. À vrai dire, c’est Tex Avery qui aurait pu expliquer à Gérard Genette ce qu’est une métalepse.
Enfin, enviable métalepse, Droopy se retrouve sur les genoux de Carmen Miranda à la fin de Señor Droopy (1949) :
Bien que les métalepses n’aient été utilisées qu’au début de la période MGM (on se lasse de tout), pour disparaître ensuite, elles sont clairement une clé du génie d’Avery. Aucun autre dessin animé, ou film, ne met à ce point en cause la nature même de ce qu’il est. À la limite (c’est le cas de le dire), l’histoire en devient tout à fait secondaire — une sorte de prétexte à la transgression. Les miss météo qui parlent de tout sauf de météo, les humoristes de l’auto-référence ou les faux présentateurs donnant des fausses nouvelles de pays imaginaires, qui ont fini par envahir les écrans de télévision, sont tous des disciples d’Avery, roi de la métalepse.
Au bout de la route de l’auto-dérision, cependant, veille le spectre du néant, de l’écran blanc, du film qui s’auto-détruit dans un nihilisme absolu. Avery a aussi, comme on le verra, affronté cela à plusieurs reprises, et pas seulement dans ses cartoons. Chaque fois qu’il a claqué la porte d’un studio, il est parti les mains dans les poches, et ses biographes se sont tous heurtés à un manque criant de documents originaux. Lui qui prit un malin plaisir à effacer les frontières entre le réel, la fiction, le narrateur et le public, a aussi laissé s’effacer, sans aucun regret, une bonne partie de son œuvre.
Nicolas Witkowski
Chroniques avéryennes
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