« Il y a un tambour dans vot’ roman ? – Non. – Il y a des trompettes ? – Non. – Bon, alors appelez-le Sans tambour ni trompettes. » Truffaut reprend cette bonne blague à Alphonse Allais dans Domicile conjugal. C’est sans doute la même logique imparable qui explique le titre du spectacle mis en scène par Samuel Achache, Sans tambour, gros succès au dernier festival d’Avignon. De tambour point, mais un violoncelle, un accordéon, un piano, une clarinette, un saxophone… Au programme : des arrangements collectifs à partir de lieder de Robert Schumann, sous la direction du vieux complice Florent Hubert qui, pour la compagnie La Vie brève, avait déjà accommodé Purcell, Verdi ou Monteverdi.
Spectacle après spectacle, Samuel Achache poursuit donc son projet de « théâtre et musique entremêlés » entamé avec Le crocodile trompeur, variation libre et jazzy sur Didon et Enée, de Purcell (Molière 2013 du meilleur spectacle musical), puis fraternellement élargi à d’autres troupes et compagnies au théâtre de l’Aquarium à la Cartoucherie du Bois de Vincennes (dont Achache et Jeanne Candel ont pris la direction en 2019).
Du théâtre musical ? Plutôt du théâtre en musique, et de la musique en théâtre. Comment ça, pas clair ? Écoutons voir. Voici les musiciens, serrés sur un banc, en tenue de concert. Voici le chef d’orchestre (Léo-Antonin Lutinier). Il pose un 45 tours sur une platine absente. Ça craque mais ça joue. Et puis ça se raye, et ça rabâche, en live : les musiciens jouent une musique rayée. Oui, on a déjà vu ça, mais attendez : un couple fait l’amour (oh, pudiquement). Qui fait les halètements, en mesure ? Mais oui, les instruments. Le texte, au moins, n’appartient qu’aux comédiens ? Mais non, écoutez la soprano Agathe Peyrat qui double ou borde Sarah Le Picard, en frise récitative. On lit dans la feuille de programme que pour toute la première demi-heure du spectacle, la musique a été composée ex nihilo d’après la musicalité des voix : on comprend mieux.
Et qu’est-ce que ça raconte, Sans tambour ? Samuel Achache aime à dire que son truc, c’est de « raconter sans raconter ». Tout de même, il y a pour commencer une anecdote : elle et lui sont dans une cuisine où on entre en défonçant les murs à coups de poing ou de masse, pourquoi pas. Il fait la vaisselle, elle rumine son rêve : elle se découvrait une tache noire sous l’œil, une nécrose, une saloperie contagieuse, et un médecin lui demandait si elle vivait avec un mort. Alors forcément : « je voudrais qu’on se sépare ». Fracas nerveux dans l’évier. Dispute à grands cris parce qu’il faut couvrir le raffut des musiciens.
À partir de là, le spectacle se développe sur les traces visibles d’une écriture de plateau revendiquée par le collectif (à partir d’un premier montage de sept heures de « rushes », 1h40 de spectacle). À elle et lui, l’insatisfaite (Sarah Le Picard) et le jaloux (Lionel Dray), s’ajoute un troisième personnage, l’écrivain Spinel, lunaire à la houppe qui va porter une bonne partie du burlesque (salut Tati, Groucho Marx, les Monty Python et Christoph Marthaler). Le genre de gars qui enfile son pull par la manche, prétend accéder à un piano perché en calant une échelle vermoulue sur un tabouret branlant, assure que « pour entrer dans ma raison, j’insère mon pied dans la césure et j’ouvre la morte ».
C’est un régal de gags tout du long. Certains sont repris à d’autres spectacles, dérivés d’eux – Marthaler fait ça aussi. Dans Fugue (2015), un personnage malencontreusement nu se bricolait un slip avec du Scotch noir. Ici, plus fort encore, Sarah Le Picard et Léo-Antonin Lutinier, tout aussi nus, réussissent le prodige de descendre de leur chambre à l’étage en se cachant derrière un mini-meuble portable puis un coussin rouge de la taille d’un mouchoir, avant de s’éclipser backstage. Chiche qu’on le fait ! Ce n’est pas du radotage, mais une esthétique du recyclage.
La gravité et la mélancolie ne sont pas absentes (puisque tout de même, ce monde « adorablement compliqué » ressemble au « rêve d’un dieu saoul »), mais elles ont le bon goût de sourire en coin. Ainsi l’écrivain Spinel fera-t-il l’éloge des lombrics, bestioles utiles, bien plus que les poètes, puisqu’elles font respirer la terre.
Bon, mais l’histoire dans tout ça ? C’est assez flou. On comprend que les personnages sont tendus par le désir de guérir, de réparer la catastrophe initiale (l’écroulement d’une relation et de la maison qui l’abritait). Le jaloux, le plaqué, « le roi des ratés » s’y emploie en s’arrachant le cœur (un machin en plastique rose qui tient dans la main), en lui faisant un massage cardiaque et en lui enjoignant de se battre, en détruisant le Monde (un Machin en polystyrène) avec une masse (tandis que les musiciens clament qu’ils détruisent les chansons d’amour – les lieder). C’est moins drôle, trop littéral. Passé le premier tiers du spectacle, le manque de tension et de consistance narratives se fait sentir. C’est le péché mignon de plus d’un spectacle de Samuel Achache. On dit mignon tellement tout le reste est bien (le tissage fin du théâtre et la musique, la qualité du chant et du jeu…). On se prend tout de même à rêver à ce qu’aurait été le spectacle enrichi par le regard d’un dramaturge pointilleux.
Restent ces moments qu’on emporte avec soi en les serrant bien fort. Ce sont des moments d’alliance ou d’accord. Deux comédiens face à face, en détresse, et pour chacun d’eux un trio d’amis musiciens qui s’approchent à petits-pas, en demi-lune, leur font un bouclier, les protègent, les consolent avec quelques notes.
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